Walden Bello*
Traduction : Alexandre Papadopoulos et Anne De Moerlooze, Coorditrad
WASHINGTON, le 24 avril: Les réunions de printemps de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire International se sont déroulées ce week-end avec des cordons de policiers entourant les deux institutions au cœur de la ville de Washington. Presqu’aucun manifestant n’était en vue.
Les choses se sont passées à l’intérieur, quelques pâtés de maisons plus loin, à l’institut d’Etudes Politiques. L’opposition a mis la touche finale à une campagne pour “destituer” les deux institutions. Pour les 70 militants venus de différentes parties du monde, présents lors de cette rencontre de deux jours de préparation stratégique, l’absence relative de manifestants dans la rue a été une déception. En fait, ils savaient que les deux institutions traversaient la crise la plus sérieuse depuis des années, une de celles qui constituaient une occasion pour affaiblir leur emprise sur la direction de l’économie mondiale.
Une crise de légitimité au sein du FMI
La crise est encore plus aiguë au sein du Fonds Monétaire International. D’après l’ancien cadre du FMI et de la Banque Mondiale, Dennis de Tray, vice-président de l’Institut de Développement Mondial, le FMI ne s’est jamais remis de la crise financière asiatique de 1997. “Il a dès lors perdu sa légitimité” a-t-il déclaré lors d’un déjeuner-forum sponsorisé par la Fondation Carnegie pour la Paix Internationale. Depuis cette crise, des pays phares de l’Asie comme la Thaïlande, les Philippines, la Chine et l’Inde ont restreint leurs nouveaux emprunts au FMI, ayant à l’esprit les conséquences désastreuses des programmes de libéralisation soutenus par le FMI que beaucoup de pays d’Asie avait adoptés, sous instruction du Fonds, au début des années 90.
A la réticence des pays d’Asie de s’endetter davantage avec le Fonds s’est ajouté un mouvement manifeste au sein des pays d’Amérique latine, menés par le Brésil et l’Argentine, pour rembourser complètement le FMI afin de prendre leur indépendance par rapport à une institution très détestée dans la région.
Ce qui de fait constitue un boycott par ses plus grands emprunteurs génère une crise budgétaire due au fait que les opérations du FMI, depuis deux décennies, reposaient de plus en plus sur les intérêts payés par ses clients les pays émergents plutôt que sur les contributions des gouvernements des pays riches du Nord, qui se sont déchargés du fardeau de contribuer au soutien de l’institution sur les emprunteurs. Mais où le FMI trouvera-t-il des ressources, maintenant que ses clients les pays-clés ont rompu leurs liens financiers ?
Prenant la parole au cours du même événement que de Tray, Ngaire Woods, une experte de l’université d’Oxford sur le FMI et la Banque Mondiale, a révélé que d’après les projections de la Banque Mondiale, l’organisation verrait le paiement des charges et des intérêts réduits de plus de la moitié, passant de 3,19 milliards de dollars en 2005 à 1,39 milliards en 2006, et encore de moitié en 2009, à 635 millions de dollars, créant ce qu’elle décrit comme “une énorme pression sur le budget de l’organisation”.
Problèmes à la banque
Bien qu’il n’y règne pas la même atmosphère de controverse et d’échec qu’au FMI, des observateurs informés disent que la Banque Mondiale se trouve également en crise. La Banque est en proie à une crise budgétaire, d’après Woods : les recettes provenant des taxes et des charges dues par les emprunteurs ont chuté de 8,1 milliards de dollars en 2001 à 4,4 milliards de dollars en 2004.La Chine, l’Indonésie, le Mexique, le Brésil et beaucoup de pays émergents s’adressent ailleurs pour obtenir des prêts.
Toutefois, la crise budgétaire n’est qu’un aspect de la crise globale de l’institution. De Tray, qui a été le cadre permanent du FMI à Hanoï et le Représentant de la Banque Mondiale à Jakarta, affirme que les politiques proposées comme remèdes par les économistes de la Banque sont de plus en plus perçues comme inadéquates face aux difficultés rencontrées par les pays en voie de développement. Il affirme que le problème réside dans l’accent que met le secteur de recherche de la Banque sur des techniques de fonctionnement économiques “de pointe” d’après les standards académiques du monde occidental plutôt que sur des connaissances qui seraient à la base de conseils politiques pratiques. Plus de 10.000 personnes forment le personnel habituel de la Banque, la majorité d’entre eux étant des économistes, et de Tray affirme “qu’il n’y a pas de problème dans la Banque qu’un personnel réduit de 40% ne pourrait résoudre”.
Woods appuie de Tray, écrivant dans un rapport récent que “la plainte la plus répandue dans ce domaine est que le personnel du FMI et de la Banque n’a aucune expérience sur les politiques à mener. Ayant obtenu des doctorats en économie et en finances, le personnel est mal équipé pour travailler dans les rouages complexes et chaotiques des systèmes politiques dans lesquels ils sont plongés.”
Le mépris de la politique qui inhibe une grande partie du personnel dans son rapport avec le monde des pays en voie de développement va souvent de pair avec un aveuglement total sur le fait que des politiques plus conséquentes que les politiques complexes des pays en voie de développement ont une influence sur les politiques recommandées par la Banque et le Fonds Monétaire.
Woods écrit que “Les politiques ont toujours eu une influence sur les avis donnés par le FMI et la Banque”. ” Le premier accord formel entre la Corée du Sud et le FMI, en 1997, était clairement assorti de conditions ajoutées sous la houlette des Etats-Unis. Durant les années 90 en Russie, les pressions politiques du G7 ont forcé la Banque mondiale à accorder des prêts, qui n’ont jamais été utilisés (mais pour lesquels la Russie paie des intérêts), et poussé le FMI à fermer les yeux sur les échecs dans l’atteinte de ses objectifs. Les projets de la Banque Mondiale sont quelquefois guidés en sous-main par des accords en amont sur des contrats passés entre de grandes firmes soutenues par des gouvernements et des emprunteurs puissants”.
Comment cacher une crise
L’un des membres présents à la rencontre des organisations non-gouvernementales à l’Institut d’Etudes Politiques était Robin Broad, un professeur associé enseignant à l’Université américaine. Observatrice de longue date de la Banque Mondiale, dont le livre “Une alliance inégale : la Banque Mondiale et les Philippines”[i] est considéré comme un classique dans l’étude des relations de l’institution avec ses pays clients, Broad affirme que la Banque Mondiale se trouve être davantage en crise que le FMI mais que cela est moins perceptible par le public.
“Le FMI a réagi en se retranchant derrière ses quatre murs, renforçant ainsi l’impression générale d’être en état de siège” a-t-elle déclaré. “La Banque Mondiale a par contre impliqué le monde pour masquer sa crise grandissante”.
Elle identifie trois phases dans la stratégie offensive de la Banque. “D’abord, elle se met en avant en déclarant aux donateurs qu’elle est l’institution la mieux placée pour accorder des prêts afin de mettre fin à la pauvreté, en faveur de l’environnement, pour la lutte contre le sida, ainsi qu’on le dit, alors que les faits prouvent que ce n’est pas le cas. Deuxièmement, elle possède le département de recherche sur le “développement” le plus grand du monde –avec une dotation d’environ 50 millions de dollars– dont la principale raison d’être est de faire des recherches soutenant des conclusions tirées à l’avance. Troisièmement, elle abrite en son sein cet énorme département des affaires extérieures doté d’un budget de 30 millions de dollars -une unité de relations publiques qui alimente la presse avec des résultats de recherche soi-disant objective qui promeut l’image d’une Banque omnisciente ».
“Mais cela ne peut pas durer”. conclut-elle. “A l’intérieur de la Banque elle-même, tout le monde sait qu’elle en crise et qu’elle s’en sort péniblement. Tôt ou tard la vérité finira par émerger si nous faisons notre travail”.
La réaction à de nouvelles initiatives.
Au cours de la rencontre des ONG, la campagne contre la corruption menée par le Président de la Banque Mondiale, Paul Wolfowitz, à grands renforts de publicité a été rejetée car perçue comme une opération de relations publiques destinée à renforcer la légitimité menacée de la Banque. “Vous pouvez parler d’un hypocrite. Il était l’Ambassadeur des Etats-Unis en Indonésie au milieu des années 80, alors que la corruption impliquant des projets de la Banque Mondiale battait son plein, et il n’a jamais rien fait contre cela.”, a déclaré Shalmali Guttal de l’organisme Focus on the global South basé à Bangkok. “A peu près le tiers de l’argent donné par la Banque Mondiale au gouvernement de Suharto sur une période de trente ans, à partir du milieu des années 60 jusqu’au milieu des années 90, a fini dans les poches de l’entourage de Suharto. Cela représentait 10 milliards des 30 milliards du programme de prêt de la Banque Mondiale. En fait, Wolfowitz avait la réputation d’être un grand ami du régime de Suharto.”
Le projet d’accroître le poids du vote des grands pays émergents comme la Chine et le Brésil, de même que l’annonce qu’on soumettrait au vote de “l’Initiative pour les Pays Très Endettés” – patronnée par la Banque – le choix de nouveaux pays pauvres candidats à la réduction de la dette ont rencontré un scepticisme profond. Le dernier était perçu comme une opération de relations publiques destinée à consolider un programme bancal alors que le premier était considéré comme une tentative désespérée pour contrecarrer la tendance des pays en voie de développement de se libérer de la dépendance des deux institutions.
La fin de toute réforme ?
Au cours de cette rencontre, on a peu parlé de réformer les politiques de prêts et les programmes de projets du FMI et de la Banque Mondiale, l’approche favorite de beaucoup des grandes ONG dans les années 90. Le coordinateur de la campagne “50 ans, ça suffit!” Sameer Dossani a exprimé les doutes des participants sur la viabilité d’une approche réformatrice: “Nous avons critiqué les programmes d’ajustement structurel, et ils sont venus avec des DSRP [Documents pour une Stratégie de Réduction de la Pauvreté ].Nous avons demandé l’abolition de la dette, et ils nous ont répondu avec l’Initiative Pour les Pays Très Endettés. Avec ces initiatives vouées à l’échec, n’est-ce-pas le moment de rechercher une approche différente” ?
La crise des deux institutions s’aggravant, les opposants entrevoient la possibilité d’élaborer une stratégie plus radicale. “Nous nous étions mis d’accord sur une stratégie pour enlever tout pouvoir à la Banque et au Fonds Monétaire,” a déclaré Lidy Nacpil de Jubilee South, un mouvement mondial exigeant l’annulation de la dette, en conclusion des deux journées de rencontre. Au lieu de lier des conditions aux opérations du FMI et de la Banque Mondiale pour réduire leurs effets négatifs, la nouvelle approche identifierait les opérations les plus vulnérables ou les divisions entre les deux institutions et mènerait des campagnes mondiales pour leur fermeture avec comme objectif final de réduire considérablement le pouvoir et l’influence des deux institutions. “C’est comme lorsqu’on coupe les tentacules d’une pieuvre,” a déclaré Dossani , “Vous commencez par les endroits les plus fragiles, et puis vous continuez.”
Parmi les initiatives retenues pour la nouvelle campagne, des mobilisations de masse et une Conférence internationale sur “Des alternatives à la Banque Mondiale et au FMI” sont prévues pour coïncider avec la Rencontre d’Automne entre la Banque Mondiale et le FMI à Singapour, durant la troisième semaine de septembre.
*Professeur de Sociologie à l’Université des Philippines et Directeur de l’organisme “Focus on the Global South” basé à Bangkok.