Texte de Walden Bello

 

Traduction : Vanessa Coombe et Jean-Philippe Spector, Coorditrad

 

Une chose est sure : Ronald Reagan savait décamper au bon moment. Lorsque 241 US marines furent tués lors d’une attaque suicide au Liban en 1983, il n’hésita pas une seconde à retirer la force d’intervention américaine, soucieux d’éviter ce que ses conseillers et lui-même craignaient : tomber dans un bourbier qui pourrait compromettre les intérêts américains. Sur ce point, Reagan aurait quelques leçons à donner à son successeur idéologique à la Maison Blanche qui, lui, reste obstiné.

 

Cependant, selon l’auteur, le retrait des troupes du Liban est le seul point positif à retenir de la politique menée par Reagan.

 

Sa politique stratégique était effrayante : il s’agissait de permettre à Washington de se doter d’une supériorité nucléaire décisive sur l’Union Soviétique et de se préparer pour la possibilité d’une « guerre nucléaire limitée » avec les Soviétiques. La détente fut abandonnée, augmentant le nombre de cibles potentielles en Union Soviétique de 25 000, au chiffre incroyable de 50 000.

 

Mais c’est en fait dans le Tiers Monde que Reagan s’en alla en guerre, avec l’enthousiasme d’un petit dur de cour de récréation, là où et quand il pouvait le faire accepter. Très tôt, il envahit la minuscule île de Grenade et en chassa le gouvernement de gauche, les diplomates américains ayant produit une « demande » d’intervention émanant de l’obscure Organisation des Pays des Caraïbes Orientales. Tout aussi flagrante fut sa violation des lois internationales lorsqu’il fit miner les ports du Nicaragua et lorsqu’il finança et arma des mercenaires, les « contras », pour tenter de renverser le gouvernement sandiniste. Puis, il y eut le bombardement de Tripoli et de Benghazi en 1986, tentative d’élimination de Muammar Kadhafi par une attaque aérienne «  », qui s’est au contraire soldée par la mort de la fille du leader libyen ainsi que de dizaines de civils innocents.

 

 

La droite au Salvador célébra la réélection de Reagan avec des pétards. Elle n’allait pas être déçue, de même que Ferdinand Marcos à qui George H.W. Bush, émissaire de Reagan, portant un toast en son honneur lors de sa visite à Manille en 1981 déclara : « Monsieur, nous vous aimons… nous aimons votre adhésion aux processus et aux droits démocratiques ». Il fallut toute la pression exercée par les hommes pragmatiques du Département d’Etat, comme le Sous-secrétaire d’Etat Michael Armacost, pour que Reagan abandonne Marcos lors de la révolution du peuple en 1986. Même s’il dut se soumettre aux réalités politiques, Reagan s’assura que l’exil à Hawaii de son bon ami Ferdinand soit le plus confortable possible.

 

Reagan et son associée idéologique, Margaret Thatcher, sont à l’origine de la révolution néolibérale de l’économie de marché, qui a mis fin au compromis établi après la Seconde guerre mondiale entre la direction et la main d’œuvre dans les entreprises des pays du Nord et a balayé les politiques vers le développement engagées dans les pays du Sud.

 

On dit que Reagan ne croyait pas en la redistribution des revenus. En fait, il y croyait, tant que cela avantageait les riches. Dans les pays du Nord, les politiques anti-syndicales, les licenciements aveugles, les budgets serrés et les diminutions du budget de la sécurité sociale o­nt eu raison du revenu des masses laborieuses. Les statistiques parlent d’elles-mêmes : entre 1979 et 1989 aux Etats-Unis, 80% de la main d’œuvre voit son salaire horaire diminuer ; la diminution du salaire médian d’un employé atteignant presque les 5% en termes réels. A la fin de l’ère républicaine, en 1992, 60% de la population se partageaient la plus petite part des richesses totales, alors que 20% se partageaient la plus grande part de ces richesses, lesquelles n’avaient jamais été aussi élevées. Et en effet, parmi ces 20%, les 1% les plus riches avaient le plus profité de la hausse des richesses, se partageant 53% de la hausse totale des revenus.

 

Sous l’administration Reagan, le Département du Trésor a profité de l’endettement massif que les pays du Tiers Monde avaient contracté envers les banques commerciales américaines pour les pousser à adopter des programmes radicaux de libéralisation du commerce, de dérégulation et de privatisation. Ces programmes étaient gérés par le Fonds Monétaire International (FMI) et par la Banque Mondiale sous la rubrique « ajustement structurel ». Pour la plupart des pays en voie de développement, les années 80 sont devenues « la décennie perdue ».

 

En Amérique Latine, à cause de l’ajustement structurel, le nombre de personnes vivant dans la pauvreté est passé de 130 millions en 1980 à 180 millions au début des années 90. Dans la plupart des pays, ce sont les populations à faibles ou moyens revenus qui o­nt le plus ressenti le poids de ces politiques d’ajustement, tandis que les 5% de la population qui se partageaient les revenus les plus élevés conservaient ou accroissaient leur part. Vers le début des années 90, les 20% les plus riches du continent gagnaient 20 fois plus que les 20% les plus pauvres.

 

En Afrique, dans les années 80, l’ajustement structurel fut l’un des éléments essentiels à l’origine de l’effondrement du revenu par habitant de plus de 2% par an, si bien qu’à la fin de la décennie, le revenu par habitant était retombé à son niveau de l’époque de la décolonisation dans les années 60. De plus, selon la Banque mondiale, sur les 690 millions de personnes vivant dans la région, quelques 200 millions d’entre elles étaient en dessous du seuil de pauvreté. Analysant le paysage dévasté par les programmes néo-libéraux, l’économiste en chef de la Banque mondiale, a reconnu : « Nous ne pensions pas que le coût humain de ces programmes serait aussi élevé, ni que les gains économiques mettraient aussi longtemps à se faire sentir. »

 

Même certains des alliés les plus importants des Etats-Unis o­nt ressenti l’aiguillon de Reagan. Exigeant davantage de liberté pour l’entrée des biens et des investissements américains dans « les nouveaux pays industrialisés » (les NPI) de l’Asie de l’Est, un subordonné de Reagan lança un avertissement : « Même si l’on peut considérer les NPI comme des tigres parce que ce sont des négociants forts et féroces, la comparaison ne les avantage pas toujours. Les tigres vivent dans la jungle et selon la loi de la jungle. Ils sont une espèce en voie de disparition. » La guerre commerciale venait d’être lancée contre la Corée du Sud, si bien qu’en l’espace de quatre ans, le colossal déficit commercial qu’avaient les Etats-Unis avec ce pays se transforma en excédent commercial.

 

Washington força également Tokyo à augmenter de façon radicale la valeur du yen par rapport au dollar, afin de réduire les importations en provenance du Japon et d’y accroître les exportations. C’est l’un des facteurs qui o­nt contribué à la longue récession que connut le Japon dans les années 90.

 

Si l’on me demandait d’écrire une épitaphe pour Ronald Reagan, voici ce qu’elle serait : « Ici repose un homme qui fut bon pour les 20% les plus riches de ses compatriotes américains ainsi que ses riches et puissants amis partout ailleurs, mais qui fut mauvais pour nous autres »

 

Oh oui, en 1985, Reagan accepta d’accueillir sous le couvert de réfugiés politiques des exilés politiques de gauche mais, l’on m’a bien confirmé que ceci fut le résultat d’un embrouillamini bureaucratique. Mais, merci quand même, M. Reagan, et reposez en paix.

 

Le DR. Walden Bello est le directeur exécutif de l’institut politique « Focus o­n the Global South » de Bangkok et professeur de sociologie et d’administration publique à l’Université des Philippines.