par : Nicola BULLARD

Deux semaines à peine après le début de la guerre en Irak, des journalistes et des responsables politiques commençaient déjà à voir le lien fondamental entre l’effondrement des relations transatlantiques et l’impasse à l’OMC. Le moment est parfait : à tout juste cinq mois de Cancún, avec un ordre du jour qui semble figé et de longues vacances d’été d’ici là, c’est une bonne idée de commencer à revoir les attentes à la baisse et à chercher des boucs émissaires. 

Voici la donne à l’OMC à la fin mars : il n’y a pas d’accord sur la poursuite des négociations agricoles. La mise en ouvre du traitement spécial et différencié (une question clé pour les pays en développement) n’a pas progressé, et aucune résolution n’est en vue sur l’application de l’ADPIC (accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) et sur la déclaration sur la santé publique, saluée comme la plus grande avancée pour les pays en développement à Doha. L’ordre du jour est complètement bloqué et il n’y a aucun signe de mouvement sur aucun front.

The Economist (” Will there be a breakthrough ? “, 1er avril 2003) désigne l’agriculture comme la principale pierre d’achoppement et n’a aucun doute quant à l’identité des responsables. ” Les lignes de front sont claires – et elles remettent en mémoire le pénible souvenir du différend transatlantique au sujet de la politique en Irak “, écrit-il, ajoutant – au cas où un doute subsisterait – que ” en octobre dernier, le président français Jacques Chirac a conclu un accord avec son homologue allemand Gerhard Schröder pour s’assurer que la PAC (la Politique agricole commune de l’Union européenne) serait protégée pour les années à venir. Des efforts sont néanmoins déployés pour réformer la PAC mais, s’ils échouent, la probabilité d’une avancée dans les négociations de Doha se réduira. “

Clare Short, ministre britannique du Développement international et un des moteurs du ” cycle du développement de Doha “, met elle aussi en avant l’agriculture et fait porter la responsabilité du blocage des négociations à ” certains États membres ” qui s’opposent à une réforme de la PAC. ” Si leur vision l’emporte “, a-t-elle déclaré le 27 mars au Royal Institute for International Affairs à Londres, ” les perspectives de réussite du cycle de Doha se réduiront vraiment beaucoup et o­n pourra accuser l’Union européenne d’avoir laissé passer l’occasion d’un cycle de développement. “

Dans le Financial Times, Guy de Jonquieres (” Enlightened cooperation has turned into indecision “, 30 mars 2003) estime également que l’ incapacité de l’Union européenne à réformer la PAC est ce qui bloque les négociations agricoles à l’OMC et il ne croit pas que la Commission sera capable de faire passer suffisamment de propositions pour que les pourparlers sur l’agriculture progressent parce que, dit-il, ” il n’est pas certain que les États membres, la France la première, suivront. “

Ces trois commentateurs nous donnent un aperçu de ce que pense le monde anglo-américain pro-OMC et pro-commerce, et c’est très intéressant.

En premier lieu, nombre d’observateurs estiment aujourd’hui que les négociations de Cancún sont sur le fil du rasoir. Comme le dit de Jonquieres, ” l’OMC pourrait se trouver devant un choix cornélien : reporter sa réunion de Cancún et risquer ainsi de perdre encore de l’ élan ; ou aller de l’avant et risquer de voir l’événement tourner à l’ empoignade sauvage. “

En deuxième lieu les États-Unis, en dépit de leur mépris persistant et implacable pour le multilatéralisme, s’en tirent blancs comme neige. Si The Economist, de Jonquieres et Short font référence aux hausses des tarifs douaniers américains de l’acier et laissent entendre que les États-Unis devraient eux aussi ” ouvrir leurs marchés “, ils jettent en fait l’opprobre sur l’Europe continentale (c’est-à-dire sur la France et l’Allemagne).

En troisième lieu – et c’est révélateur – les 129 autres membres de l’ OMC sont pratiquement invisibles dans cette analyse de ce qui se passe au sein de l’organisation. Malgré le désir sincère de la ministre Short de voir réussir le ” cycle du développement ” et sa conviction que le commerce est bon pour les pauvres, elle semble ne s’intéresser aucunement aux positions des pays en développement dans les négociations, en particulier lorsque ces positions sont en contradiction avec ce qu’elle sait être bon pour eux. (D’après Mme Short, ce dont les pays en développement o­nt besoin est un accord ” de compromis ” sur l’ADPIC et la santé, des marchés plus libéralisés, davantage d’investissements étrangers et la possibilité d’envoyer leurs travailleurs peu qualifiés dans le ” premier monde “.)

De surcroît, l’absence des pays en développement comme parties prenantes met en évidence la principale fonction de l’OMC – à savoir équilibrer les relations commerciales transatlantiques – et, lorsque ces relations capotent, l’OMC fait de même. Nous savons cela depuis Seattle, où les divisions profondes entre l’Union européenne et les États-Unis o­nt contribué à faire tomber l’exécutif. Les pays en développement sont de simples spectateurs.

Enfin, nous assistons à une tentative de recycler l’hystérie de l’ après-11 septembre, qui a créé une atmosphère dans laquelle les pays en développement o­nt accepté des accords à Doha sous la contrainte de la ligne tracée par George W. Bush : vous êtes avec nous ou contre nous. L’ouvrage d’Aileen Kwa, Power Politics in the WTO (voir www.focusweb.org), rend scrupuleusement compte des pressions, exercées en coulisse, qui o­nt aidé à faire passer ” en douceur ” la déclaration de Doha. Il y a trois mois, ces tactiques despotiques semblaient invraisemblables mais, aujourd’hui, leur réalité est notoire, comme nous l’avons vu dans la tentative américaine d’acheter le soutien à la guerre.

Dans son allocution au Royal Institute, Clare Short a vaillamment tenté de ressortir l’argument de l’après-11 septembre : ” Après que le contrecoup du 11 septembre a contribué à fixer les esprits à Doha sur les raisons pour lesquelles le commerce et le développement sont importants, dit-elle, nous devons renforcer notre engagement en faveur d’un ordre mondial juste si nous voulons sortir de la vague actuelle d ’amertume et de division dans le monde. Nous avons besoin de toute urgence d’une détermination plus forte à faire du cycle de développement un succès. “

De la part de la ministre qui a menacé de démissionner sur la question irakienne, a changé d’avis et parle maintenant en tant que membre du gouvernement qui s’est lancé dans une guerre illégale contre la volonté de la grande majorité de ses citoyens, ça laisse pantois.