L’empire et son avenir
Jayati Gosh *

(Une critique de « Dilemmes de la domination : la désagrégation de l’Empire américain » Metropolitan Books, New York 2005) par Walden Bello.

Translated by Catherine Barranco et Michel Thelia from Coorditrad.
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Depuis des années, l’intellectuel militant Walden Bello a écrit quelques unes des critiques les plus pénétrantes, acerbes et puissantes sur le système capitaliste mondial et ses diverses conséquences. Il a aussi inspiré la lutte contre l’impérialisme sous ses diverses manifestations, notamment les politiques néolibérales, et il a pris part au mouvement pour le développement de véritables alternatives. Tout ceci bien sûr dans son pays natal – les Philippines, mais aussi sur le plan international en tant que citoyen meneur et influent du « Sud Mondial », qu’il considère comme la base depuis laquelle de nouvelles constructions sociales progressistes peuvent être développées.

Son dernier livre « Dilemmes de la domination : la désagrégation de l’Empire américain » contient quelques unes de ses récentes critiques les plus porteuses, à travers une description du monde d’aujourd’hui écrite de façon à la fois convaincante et passionnée. Le livre porte sur ce que Bello décrit comme la crise actuelle de l’Empire américain, résultat des dilemmes et contradictions provenant à la fois de la politique et de l’économie impériales. En fait, il perçoit trois crises conjuguées de l’impérialisme : la crise du « surdéploiement », la crise de la surproduction et la crise de la légitimité.

La première crise résulte de la poussée de l’administration américaine pour la supériorité militaire qui a eu pour effet pervers de sévèrement compromettre à la fois la puissance et l’efficacité de la machine militaire américaine. Il ne fait aucun doute que la nature particulière de l’administration Bush a été déterminante dans ce processus, mais Bello montre comment la précédente administration Clinton, qui avait une approche très différente de la politique étrangère en général, avait déjà semé les graines de ce qui s’est ensuivi.

En particulier, la présidence de Clinton a légué de dangereuses pratiques, par exemple au travers de ses actions au Kosovo et à Haïti. Notamment : une définition beaucoup trop élastique de « l’intérêt national pouvant être défendu par la force armée » ; l’identification de l’intérêt national avec la propagation du modèle proclamé de démocratie à l’américaine au-delà des frontières ; l’identification unilatérale des conditions permettant de renverser la souveraineté nationale sans qu’il y ait de condamnation internationale ; et l’idée que les bombardements chirurgicaux peuvent conduire à de rapides victoires militaires avec un minimum de pertes humaines. L’autre point historique d’importance est que la manière américaine de conduire la guerre a toujours inclus comme cibles à détruire les populations civiles, depuis le feu des bombardements de Dresde et de Tokyo aux bombes nucléaires de Hiroshima et Nagasaki et à l’opération Phoenix au Vietnam.

Bello exprime clairement que l’Irak a inversé le destin de l‘Empire américain, l’attirant dans un bourbier qui a affaiblit sa position partout ailleurs. Il montre comment l’invasion de l’Irak a été pour beaucoup prédéterminée, de nombreux secteurs de l’administration Bush l’invoquant pour leurs propres desseins. Ces raisons étaient d’ordre général – la croyance dans l’opportunité d’un « changement de régime », ou ridicules – «faire payer quelqu’un pour les évènements du 11 septembre 2001 » en passant par la plus évidente de toutes – « le rôle central du pétrole ». Si la nécessité de contrôler les ressources pétrolières était évidement cruciale, il y avait aussi l’intention de limiter l’accès de l’Europe et de la Chine à ces ressources pétrolières. Cependant, Bello affirme que malgré toutes ces raisons, c’est la raison stratégique qui a peut-être prévalu, avec son objectif de modifier à son avantage l’environnement politique international, par l’intimidation résultant de l’utilisation éhontée de la force américaine.

Mais les tentatives de faire de l’Afghanistan puis de l’Irak des démonstrations de l’invincibilité militaire des Etats-Unis se sont terminées par le résultat exactement inverse et ont mis en exergue les limites de cette puissance militaire. La sur-expansion de l’Empire est ainsi soulignée par son incapacité à couvrir la majorité de l’étendue géographique de l’Afghanistan en dépit de plusieurs années de combats, et par sa totale incapacité à garantir une sécurité minimale dans la vie quotidienne en Irak ou bien à vaincre la résistance irakienne malgré les gigantesques forces américaines toujours déployées en Irak. Ainsi, deux importantes leçons sont à retenir pour les ennemis du grand dessein américain à travers le monde. La première est qu’il est possible de combattre l’armée américaine jusqu’à aboutir à une impasse, ce qui est une victoire bien réelle dans une lutte de guérilla. La seconde est qu’une résistance soutenue dans une partie de l’empire affaiblit l’empire dans son ensemble.

La crise de « surproduction » est le terme qu’utilise Bello pour se référer aux contradictions créées dans le système capitaliste par la combinaison de la concentration du capital et la domination de la finance, résultant en un fossé grandissant entre le potentiel productif croissant du système et la capacité des consommateurs d’en acheter la production. Bello affirme que l’économie mondiale s’approche de la fin d’un long cycle de Kondratieff fait de périodes de croissance et de déclin, entraînée par la finance spéculative qui domine l’activité économique et a remplacé l’activité manufacturière comme source majeure de profit. Ceci a été associé à la récession et la croissance sans emploi dans les pays développés et à des crises plus fréquentes et intenses dans les marchés émergents.

La vulnérabilité aigue des pays développés aux instabilités créées par la finance dominante est exacerbée par les effets économiques perturbateurs du libre-échange et des politiques d’ajustement structurel, ce que Bello appelle l’économie de l’anti-développement. Alors que ces effets sont communément perçus comme l’accompagnement de la « mondialisation », Bello fait remarquer que depuis 2001, l’administration Bush a battu retraite vis-à-vis de la mondialisation, est de plus en plus sceptique à propos du multilatéralisme et a farouchement défendu les intérêts de certains segments du capital américain au détriment de la classe capitaliste mondiale, au risque même de sévères tensions en son sein.

Ceci explique quelques problématiques clés de la politique économique américaine récente : contrôler le pétrole du Moyen Orient ; être farouchement protectionniste en ce qui concerne le commerce et l’investissement  et mettre l’accent plus sur les accords commerciaux régionaux que sur le multilatéralisme ; intégrer des considérations stratégiques dans ces accords commerciaux ; utiliser des variations de taux de change pour maintenir la compétitivité ; faire que d’autres économies supportent le fardeau de la crise environnementale, et ainsi de suite.

Au final, la contradiction la plus forte pourrait bien résulter de la crise de légitimité. Puisque la domination prolongée ne peut être en permanence coercitive, les Etats-Unis doivent rechercher la légitimité et le soutien (ou tout au moins l’acceptation) de leurs actions. Mais là est la source du plus cruel dilemme idéologique. Le sur déploiement militaire et la course à l’expansion économique ont été accompagnés par la promesse américaine de démocratie, qui n’est désormais plus crédible dans le monde, et est même encore moins convaincante à l’intérieur des Etats-Unis tant les droits de l’Homme y sont restreints au nom de la guerre contre le terrorisme.

Puisque finalement le futur sera déterminé par ce que les gens pensent, ceci pourrait être la vraie cause de la désagrégation de l’empire américain. Ainsi, les multiples crises de l’empire peuvent devenir l’occasion d’un changement émancipateur.

* Jayati Gosh est professeur d’économie au Centre des Etudes Economiques et de Planification, Faculté des Sciences sociales, Université Jawaharlal Nehru, New Delhi et collaborateur régulier de la presse indienne.