Traduction Stan Gir et jfdc, traducteurs bénévoles de Coorditrad

En dépit de la critique croissante que suscite le “ commerce appauvrissant “ et le coût social et économique de la baisse des cours des matières premières, la plupart des débats et des analyses officielles se réfèrent aux paramètres néo-libéraux. Cela est démontré par le fait que la libération du commerce n’est pratiquement jamais reconnue comme une cause de ce phénomène.

Le Rapport 2004 de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement) sur les PLMD (Pays les moins développés) déclare que la libéralisation du commerce et les politiques d’exportation “ sont associées “au déclin global des cours des matières premières agricoles. Aucune relation de cause à effet ; aucune mise en évidence du fait que ces politiques firent s’écrouler les cours et gonfler les bénéfices des transnationales alimentaires.

Dans son article Gérard Greenfield examine le débat sur les cours des matières premières et fait ressortir que les “solutions“ proposées, telles que la diversification vers des “ marchés dynamiques “, ne feront qu’augmenter la dépendance des agriculteurs et des ouvriers à l’égard des transnationales.

La crise des prix des matières premières agricoles : o­n en re-parle ?

En tant qu’un des débats majeurs qui o­nt bloqué la 5ème Réunion Ministérielle de Cancun et en o­nt amené l’échec, le débat sur la libéralisation du commerce continue à se développer et apparaît de ce fait ouvrir une brèche dans les frontières du fondamentalisme néo-libéral qui a dominé les esprits et les actions des décideurs politiques depuis plus de deux décennies.

Comme le fait ressortir Irfan U Haque dans un rapport sur les matières premières agricoles publié par la CNUCED, le néo-libéralisme a créé un “ environnement intellectuel de laisser-faire-laisser-passer “ aux termes duquel «  toute recherche d’une solution à l’instabilité et à la baisse des cours des matières premières est rejetée comme une perte de temps » (1). Bien loin de cela, et à propos du « droit à la nourriture », le Rapporteur Spécial à la Commission sur les Droits humains des Nations unies a fortement conseillé qu’une action immédiate soit menée pour atténuer la crise de l’agriculture en abordant les questions du “dumping à l’exportation“ pratiqué par les pays développés et du contrôle exercé sur les produits alimentaires et sur l’agriculture par les entreprises transnationales qui, elles, o­nt profité de la chute des cours des matières premières : « Les marchés mondiaux des matières premières sont de plus en plus dominés par un petit nombre de transnationales qui o­nt le pouvoir d’exiger des bas prix des producteurs tout en maintenant élevés les prix à la consommation, augmentant ainsi leurs marges de profit ».(2).

Libérées des strictes « flexibilités » des accords de l’OMC, des délais et des engagements contraignants, il semble que les agences et les programmes des Nations Unies recommencent à ouvrir le débat sur la libéralisation de l’agriculture d’une façon provocante vis-à-vis des politiques néo-libérales qui, jusqu’à maintenant, o­nt miné les droits et les conditions d’existence d’un milliard trois cent millions de paysans et de 450 millions d’ouvriers agricoles. Le Rapport 2004 de la CNUCED sur les PLMD publié ce 27 Mai, reconnaît tardivement que “ le fait d’augmenter les exportations n’entraîne pas obligatoirement une réduction de la pauvreté “ et qualifie de “ commerce appauvrissant “ la combinaison : développement des exportations – augmentation de la pauvreté.(3) Pour conclure, le Rapport observe que « le problème particulier des PLMD ( pays les moins développés ) exportateurs de matières premières agricoles est que l’adoption généralisée des politiques orientées vers la libéralisation du commerce a été combinée avec la chute des cours mondiaux de ces matières premières ». (4)

C’est un vrai problème. Durant les deux dernières décennies, les prix de pratiquement toutes les principales matières premières agricoles, o­nt baissé en valeur constante. D’après la CNUCED, une comparaison entre ces prix ainsi que ceux des produits alimentaires et boissons de 1980 à 2003 fait ressortir une baisse respective de 60% et 73%. Le prix du café en 2003 correspond à 17% de ce qu’il était en 1980 et pour ce qui est du coton le rapport est 33% (5). Un des effets de ces chutes des cours est la détérioration des termes de l’échange pour les pays dont le commerce extérieur est basé sur l’exportation de matières premières. Ces pays, loin de tirer bénéfice de la libéralisation du commerce, voient leur dette augmenter. De 1997 à 2001 seulement, l’indice pondéré de toutes les matières premières chuta de 53% en valeur constante, c’est à dire qu’en termes de pouvoir d’achat ils perdirent plus de la moitié de leur pouvoir d’achat pour acquérir des produits finis (6). C’est dans ce contexte que le Rapport sur le Développement Régional en Afrique de la CNUCED publié le 26 Février de cette année, met l’accent sur l’inconvénient qu’il y a à dépendre des exportations de matières premières dans un monde où elles sont en baisse constante et où le “piège des matières premières “ est devenu le “ piège de la pauvreté (7).

Les ravages occasionnés par ces chutes des cours qui se traduisent par une baisse des revenus des paysans, par des salaires déclinants, et par la dette, sont un fait reconnu. Comme le constate le “Rapport de la Réunion des Sages sur le Problème des Matières Premières”, organisé par la CNUCED après Cancun :”nous notons avec consternation, l’extrême pauvreté à laquelle 25 millions de producteurs de café et d’ouvriers des plantations o­nt été réduits du fait de la baisse des cours“(8). Le même souci, quoique exprimé de façon plus retenue, est exprimé dans un nombre croissant de rapports sur la pauvreté, le commerce et les matières premières. Si l’on ajoute à cela l’intérêt renouvelé pour les accords internationaux portant sur les matières premières, 57 ans après que l’ECOSOC (Conseil Economique et Social des Nations Unies) eût reconnu la nécessité de stabiliser les cours pour contrebalancer l’impact de leur instabilité à court terme sur les marchés mondiaux, il semble que ce sujet soit à remettre à l’ordre du jour des discussions.

La Cage de Fer du Néo-Libéralisme

Cet intérêt renouvelé porté par les agences de l’ONU telles que la CNUCED envers l’impact économique et social de la chute des prix des matières premières agricoles, vient très à point, particulièrement s’il contribue à maintenir bloqué les négociations agricoles à l’OMC et s’il élargit le débat sur l’avenir de l’agriculture. Il nous faut toutefois reconnaître que les interventions des Nations Unies dans ce débat sont autolimitées, voire autocensurées. Alors que les solutions envisagées demanderaient de toute évidence que les gouvernements fassent quelque chose, o­n suppose implicitement que l’action envisagée, quelle que soit, devra « aider » et non « remettre en question la logique du marché ».

Un des effets de cette dévotion quasi-religieuse au “ Marché “ est que, même dans les rapports faisant la critique de la libéralisation du commerce et de la dépendance à l’exportation, le rôle joué par le néo-libéralisme est ignoré. Par exemple, dans le rapport crucial sur ce sujet présenté à la CNUCED X (Février 2000) o­n décrit ainsi la façon dont se terminèrent les accords sur les marchés des matières premières : “les prix sur le marché des matières premières passèrent d’une excessive instabilité à court terme à une baisse brutale, cela eût pour résultat qu’en 1990 il n’y eût plus de mécanismes de stabilisation du marché“(9). Ce changement est présenté comme si la fin des mécanismes de stabilisation des prix avait simplement coïncidé avec la chute des cours. Aucune référence n’est faite aux mesures politiques qui furent délibérément prises pour abolir ces mécanismes de stabilisation afin de faire baisser les cours, ni à la politique néo-libérale agressive pratiquée à l’époque.

De même, le Rapport de la CNUCED sur l’Afrique suggère que la croissance économique est directement fonction du “libre jeu des forces du marché“ signifiant par là que ”la régulation des marchés par l’Etat n’était plus jugée acceptable ou possible“10) et cela, sans aucun pourquoi ? ou comment !. Il n’est nulle part fait référence à la lutte politique ou aux violences idéologiques qui sous-tendent ce changement de paradigme. Ainsi, aucun espace n’était laissé à la compréhension de la violence du “ Marché “ ni à ses conséquences.

Il y a une déconnexion évidente entre les causes de la baisse des cours et les solutions proposées. Par exemple, tous les nouveaux rapports de l’ONU qui traitent des matières premières agricoles, reconnaissent l’ampleur du contrôle exercé par les Transnationales agro-alimentaires dans ce domaine. Pourtant, à la seule exception du Rapporteur Spécial sur le Droit à la Nourriture, la relation entre ce contrôle exercé par les transnationales et les effets sociaux de la baisse des cours reste obscur. Les discussions sur les forces du marché de l’offre et de la demande voisinent avec l’évidence d’une concentration massive tout au long de la production agricole, de la transformation et de la chaîne de distribution, sans relever aucune contradiction. Plus important encore, les solutions proposées pour traiter avec le “commerce appauvrissant“ évitent carrément de s’attaquer au rôle des Transnationales de l’agro-alimentaire et encore moins de limiter ou d’éliminer leur domination.

Un autre défaut majeur réside dans la façon avec laquelle les solutions au déclin à long terme des cours des matières premières agricoles sont introduites dans le cadre des « paramètres » imposés par l’OMC. En particulier, o­n tient pour établi que l’assurance d’un « accès élargi au marché » grâce aux négociations de l’OMC en matière d’agriculture, augmentera les gains sur les exportations, transformant ainsi le “commerce appauvrissant“ en “commerce enrichissant“. o­n ajoute à cela, des propositions de diversification vers des produits ayant une meilleure “dynamique de marché“, de transfert de technologie et d’augmentation de capacité, mesures supposées arrêter l’appauvrissement des paysans ( sans parler des ouvriers agricoles même si les cours continuent à chuter. Nous sommes confrontés à une curieuse logique au terme de laquelle les deux dernières décennies de libéralisation du commerce sont considérées comme la cause majeure de l’appauvrissement rural, et, dans le même temps, o­n nous propose des solutions faisant appel à plus de libéralisation sous l’”égide” de l’OMC (c’est à dire sa domination).

Baisse des cours, augmentation du profit : Le Lien qui manque.

La plupart des analyses, considèrent que le déplacement de l’instabilité des cours des années 80 vers une baisse continue se situe au début des années 90. Cela nous amène à la conclusion curieuse que les prix seraient maintenant plus stables. Dans un rapport sur la “Consultation sur les Problèmes posés par les Cours des Matières Premières Agricoles“ organisée par la F A O en Mars 2002, le sous-Directeur Général de la F A O concluait que « étant donné que les cours de nombreuses matières premières étaient plus stables en 1990 qu’en 1980, notre préoccupation actuelle se situe davantage au niveau des cours qu’à celui de la stabilité“ (11). Mais, l’analyse de l’impact du Néo-Libéralisme sur l‘industrie du cacao effectuée par Irfan Ul Haque fait ressortir que : “les cours étaient plus stable dans les années 90 seulement parce que étaient arrivé au niveau minimum “ (12).

En dépit de cette évidence, la consultation de la F A O, se déroula à partir de l’hypothèse de base que les cours s’étaient stabilisés vers le bas, ce qui conduit à la question clé : “les cours des matières premières sont-ils trop bas ?” . Le rapport conclue : “En réponse à la question de savoir si le cours des matières premières sont trop bas, o­n peut certainement affirmer que ces cours sont bas par rapport aux standards historiques mais, il n’est pas sûr qu’ils puissent être considéré ainsi compte tenu des conditions de l’offre et de la demande prévalant sur le marché“ (13). Selon cette logique en boucle, étant donné que ce sont les conditions de l’offre et de la demande qui fixent les cours, ils ne peuvent jamais être trop hauts ou trop bas. Ils reflèteront toujours les conditions prévalant sur le marché. La question qui aurait dû être posée était : <<Trop bas pour qui ? >>. De toute évidence, les cours étaient trop bas pour les paysans, les ouvriers agricoles et leurs communautés, dont le niveau de vie a directement souffert de cette diminution des revenus. De là, cette augmentation de la pauvreté due au “commerce appauvrissant“ comme l’a baptisé la CNUCED. Par contre, les cours ne sont pas trop bas pour les transnationales dominant le marché agro-alimentaire qui, en tant qu’acheteurs de matières premières agricoles, voient leurs marges augmenter alors que les coûts diminuent. De plus, étant donné qu’elles dominent le marché depuis la production agricole jusqu’au marketing, elles façonnent directement les conditions de l’offre et de la demande.

Le rapport de la FAO reconnaît explicitement que “l’augmentation de la concentration, de la spécialisation de la production, et de l’intégration verticale, influe sur les relations entre l’offre et les cours et que, la concentration de la transformation, de la commercialisation et de la distribution modifie les rapports entre la demande et les prix “. Cela signifie que “le pouvoir sans cesse accru des transnationales de la transformation et de la commercialisation sur le marché de la consommation o­nt changé les relations des fournisseurs des pays en développement avec le marché “ (14) Il est donc question de “pouvoir “ et non pas des “ forces invisibles du marché “. Toutefois, cette analyse s’arrête pile avant d’arriver à sa conclusion logique. Le pouvoir des transnationales sur le marché apparaît comme n’ayant pas de rapport avec l’affirmation qui dit : les cours ne sont pas trop bas parce qu’ils sont en accord avec les conditions de l’offre et de la demande. Que les transnationales créent ces conditions et que la libéralisation du commerce favorisée par le néo-libéralisme augmente leur capacité à le faire, sont des faits complètement ignorés dans l’analyse finale.

Dans les 33 paragraphes qui constituent le “ Rapport sur la Consultation sur les Problèmes des Cours des matières Premières Agricoles “ résumant les observations de la Conférence de la FAO, il n’y a pas une seule référence à la concentration et au contrôle des transnationales même dans la liste des “ Facteurs Influençant les Cours “(15). Les solutions proposées se limitent donc à des mesures destinées à améliorer l’accès au financement, à la technologie et à la compétitivité des exportations etc.… L’action de l’Etat est limitée à la recherche « d’un meilleur équilibre entre l’offre et la demande » et de politiques fixant aux paysans l’objectif de rechercher des “ réductions permanentes de l’offre “, aucune de ces solutions proposées ne mettent en cause la puissance des transnationales.(16). Pourquoi des réductions permanentes de l’offre et la diversification devraient-elles être imposées comme “une solution” aux petits fermiers et aux travailleurs agricoles s’il est préalablement reconnu que la surproduction et la baisse des cours sont une conséquence directe du pouvoir des transnationales sur le marché ?

Finalement, o­n ne reconnaît pas la nécessité d’une intervention étatique pour s’attaquer à la concentration des entreprises ; de la sorte la dépendance des fermiers et des ouvriers agricoles à une poignée d’entreprises transnationales devient un fait acquis, une réalité objective aussi incontestable que les conditions du marché de l’offre et de la demande< ; Même la CNUCED, dans le Rapport sur la Réunion des Personnalités Eminentes à propos la question des matières premières, réunion qu’elle a sponsorisée et qui aborde explicitement la question de l’appauvrissement des millions de cultivateurs du café et des travailleurs agricoles, n’aborde les entreprises transnationales que pour louer la « responsabilité sociale d’entreprise » exprimant sa satisfaction envers celles qui o­nt volontairement appliqué certains standards internationaux, même s’ils ne sont pas définis.

Un problème équivalent apparaît dans le rapport de la CNUCED sur la dépendance de l’Afrique aux exportations de matières premières. Dans les pays développés, les subventions à l’exportation aux matières premières comme le coton et le sucre et la surproduction pour d’autres telles que le café le thé et le cacao sont accusées d’être la cause « d’un excès structurel de l’offre qui fait baisser les cours ». (16). Dans le même temps, le rapport reconnaît que « les marchés oligopoles et les hauts niveaux de concentration dans ces industries fait ressortir une déconnexion entre les prix aux consommateurs et ceux payés aux producteurs due à des profits plus élevés aux derniers stades de la chaîne de valeur ». Il est reconnu plus loin que « …là où la concentration est la plus poussée, se concentre la part la plus grande des profits alors qu'une fraction plus réduite du prix final va aux autres stades (NDT de la chaîne de valeur) » (19) . L’exemple donné est celui du thé et du café où d’excellentes affaires dans les pays développés génèrent des prix plus élevés pour les produits transformés mais « n’a aucun impact sur les prix payés aux producteurs agricoles dans les pays en développement ». (20)

Cette “ déconnexion “ entre ce que les paysans et les ouvriers agricoles gagnent et ce que les consommateurs payent (un euphémisme pour définir les marges énormes de profit des transnationales agro-alimentaires) suggère que le lien manquant entre le déclin à long terme des cours des matières premières agricoles et les “excellentes affaires “ sur le marché de la consommation se situe quelque part dans le royaume des “ grandes compagnies “. Ce phénomène a déjà fait l’objet d’une documentation approfondie. (21)

Dans le cas du cacao, 200 fusions et acquisitions entre 1970 et 1990 o­nt permis à 17 sociétés de contrôler 50% du marché mondial du chocolat et 5 d’entre elles (Nestlé, Mars, Heshey, Kraft Jacob Suchard et Cadbury-Schweppes) dominent complètement le marché (22).

Ainsi, vers la moitié des années 90, environ 70% du traitement du cacao était effectué par les 10 sociétés les plus importantes, dont 3 géantes ( Archer-Daniels-Midland –ADM), Barry-Callebaut et Cargil ) en traitaient la moitié à elles seules.(23). Dans le cas du café, seulement deux compagnies : Phillip Morris et Nestle contrôlent plus de la moitié du marché mondial du café moulu et lyophilisé. Même à l’époque de l’ Accord International du Café (AIC), en 1989, General Food (Maxwell house), Procter & Gamble (Fodger’s) et Nestlé contrôlaient plus de 75% du marché du café moulu.

Dans un tel contexte, les bénéficiaires de cette “ déconnexion “ sont bien évidents, de même qu’il est évident que leurs profits augmentent au fur et à mesure que la part reçue par les planteurs diminue. Comme le faisait ressortir Jeffrey Paige dans son analyse du néo-libéralisme et de l’élite des planteurs de café au Costa Rica où la fin de l’ AIC a déclenché une dramatique chute des cours du café : “ Les principaux bénéficiaires de la baisse furent les torréfacteurs oligopoles des pays développés, qui oublièrent au passage de faire bénéficier les consommateurs de la baisse. Le résultat de l’abandon de l’AIC fût un transfert important de richesse des pays sous-développés vers les pays développés”. (24)

Ce transfert de richesse fût encore plus important du fait que, dans le contexte de la chute des cours, la part reçue par les planteurs diminua également : « entre 1989/90 et 1994/95, la part de revenus des planteurs tomba à 13% ; celle des pays consommateurs monta à 78%, ce qui représente un transfert substantiel des pays producteurs vers les pays consommateurs, indépendamment du niveau des prix ». (25)

Ces transferts de richesse du Sud vers le Nord, des paysans et des ouvriers agricoles vers les transnationales agro-alimentaires illustrent précisément les couches successives de“déconnexion que dénonce le rapport de la CNUCED sur le « piège que les matières premières constituent pour l’Afrique » mais qu’il n’affronte pas.

Alimenter le feu? La solution de l’accès au marché

En dépit des critiques croissantes soulevées par le commerce appauvrissant et le coût économique et social de la baisse des cours des matières premières, la plupart des analyses et des débats officiels qu’elles suscitent se réfèrent au paradigme néo-libéral. Le manque de reconnaissance accordée au fait que la libéralisation du commerce est directement responsable de la baisse des cours le démontre. Souvenez vous du Rapport de la CNUCED sur les PLMD (Pays les moins développés) cité plus haut, dans lequel il est dit que la libéralisation et les politiques d’encouragement aux exportations étaient “ associées “ à la baisse des cours des matières premières agricoles (26), ne faisant ressortir ni lien de cause à effet, ni compréhension de la manière dont ces politiques o­nt fait baisser les cours tout en augmentant les profits des transnationales agro-alimentaires.

La libéralisation du commerce encouragea l’augmentation de la production, donc la surproduction et la baisse des cours, diminuant de ce fait les revenus des paysans qui essayent alors de produire davantage pour maintenir leur niveau de vie. Cela est illustré par l’exemple du commerce du cacao, les efforts pour aligner les prix sur le marché national et les cours internationaux afin d’offrir de meilleurs prix aux producteurs « se traduisirent par une contradiction entre les deux objectifs, l’augmentation de la production due à la libéralisation abaissant les cours mondiaux et par conséquent les revenus des planteurs » (27).

Cette spirale vers le bas s’est encore renforcée par la concurrence. C’est là que la violence sociale du marché, sous forme de pression constamment accrue sur les paysans et les ouvriers agricoles afin qu’ils produisent toujours davantage pour un revenu inférieur, apparaît vraiment comme une force et non comme un ensemble bénin d’occasions favorables.

Au cercle vicieux de la surproduction et de la baise des cours vient s’ajouter le piège “dette / exportation “ par lequel les pays sont obligés d’exporter davantage pour assurer le service de leur dette et d’emprunter plus pour pouvoir financer le développement des exportations. Le Rapport Régional de la CNUCED sur l’Afrique reconnaît que « de sérieuses difficultés dans la balance des payements et le poids de la dette augmentaient la dépendance des pays les plus pauvres. Par le biais des Programmes d’ Ajustements Structurels ces pays o­nt été encouragés à produire et à exporter davantage leurs matières premières traditionnelles pour contrebalancer leur manque à gagner » (28)

En dépit de la réalité qui est que le marché est une force de coercition, la notion qui sous-tend l’orthodoxie officielle est que le marché est une force bénigne et qu’il constitue seulement un éventail de possibilités et d’occasions. La solution pour les paysans appauvris, est donc d’augmenter leur capacité pour faire face et profiter de ces occasions. Etant donné que les obstacles à l’importation empêchent les paysans de profiter des occasions offertes par les marchés d’outre-mer, un plus grand “accès aux marchés” est la solution : une occasion majeure de vendre davantage sur ces marchés extérieurs.

C’est dans ce sens que le rapport de la CNUCED sur l’Afrique présente “ l’accès au marché “ comme une solution au piège de la pauvreté : “ l’Afrique devrait profiter du système de l’OMC en mettant au point des plans bien étudiés de réduction ou de rationalisation des tarifs dans le contexte de regroupements régionaux qui augmentent l’accès au marché du continent et plus généralement du monde en développement “ (29). Le rapport établit clairement qu’il y a des possibilités de flexibilité et de dérogations mais seulement dans le cadre du système de l’OMC. Cela se réfère en particulier aux propositions d’extension des régimes de “ Quotas à Taux Négociés “ (Q T N), qui donnent de meilleures conditions d’accès aux marchés de l’UE et des USA pour les produits des PLMD. Mais, comme Le Syndicat International des Travailleurs de l’Alimentation, de l’Agriculture, de l’Hôtellerie et de la Restauration et des Tabacs et assimilés (I U F) le signale : « Ce régime des Q T N est essentiellement un instrument politique qui récompense les pays les plus avancées en matière de libéralisation agricole par un accès sélectif au marché. Dans tout ce système de marchandage, ce sont les USA et l’UE qui tirent les ficelles » (30)

Notamment, la solution de l’accès au marché pour les PLMD du continent africain s’entend dans le cadre des « mécanismes très stricts de l’OMC », pour éviter tout usage des instruments utilisés précédemment par les “ Pays en Voie d’Industrialisation “ (NIE). Cela signifie que l’OMC a rendu illégales les politiques de développement économiques qui avaient été utilisées par d’autres pays et que, de la sorte, les PLMD du continent africain doivent négocier l’accès au marché qui est l’une des options parmi le petit nombre d’options viables qui leur restent. Toutes les autres propositions, transferts de technologies, aide financière, réduction de la dette etc. vont dans le même sens. Par conséquent, pour la CNUCED, la relance des négociations de l’OMC est urgente. Nulle part o­n ne reconnaît la contradiction qu’il y a à soutenir l’institutionnalisation totale de l’une des causes majeures du piège “matières premières/pauvreté”, quand o­n parle de sortir les pays de ce piège lui-même.

IL n’est donc pas surprenant que le gouvernement U S s’oppose farouchement à toute tentative d’introduire le problème de la baisse du prix des matières premières agricoles dans les discussions de l’OMC, tout en insistant parallèlement pour que, quelles que soient les mesures prises par quelque gouvernement ou institution multilatérale que ce soit, elles le soient en faveur de l’ouverture du marché et non pas des “ interventions “. Quand le gouvernement du Kenya (avec l’appui de l’Inde du Pakistan et du Brésil) demanda en février que le Comité du Commerce et du Développement de l’OMC discute du cours des matières premières, les USA exprimèrent leur opposition, s’élevant contre l’introduction d’un sujet “non commercial“ dans les négociations. (31) Apparemment, la baisse des prix agricoles, résultant d’une surproduction orientée vers l’exportation du fait de la libéralisation du commerce, ainsi que d’un dumping massif à l’exportation du fait des USA et de l’UE et de la manipulation des prix d’achats par les Transnationales, n’est pas un sujet commercial…!

Ironiquement, les activistes du mouvement en faveur de la souveraineté alimentaire, auraient tendance à être d’accord avec la position US : Il ne s’agit pas de commerce.

Comme la question de la baisse des cours de matières premières et l’avenir de l’agriculture sont inséparables, il est logique de considérer que si l’une est exclue de l’ordre du jour de l’OMC il en aille de même pour l’autre. (Les USA sont également en train d’essayer d’exclure les matières premières des compétences de la CNUCED “puisqu’elles ne sont pas un sujet commercial“ )

Le piège du marché

L’incitation à la diversification en dehors des matières premières agricoles qui souffrent de cours à la baisse se trouve en première position parmi les solutions “ de marché “ au “Piège des Matières Premières“. C’était la logique qui sous-tendait l’ “Initiative Sectorielle pour le Coton“ de l’OMC à Cancun pour laquelle la réponse au dumping massif à l’export des USA serait que les autres pays en abandonnent l’exportation. En dépit du lien évident entre les Programmes d’Ajustement Structurel et la crise actuelle de l’agriculture, cette diversification hors du coton serait envisagée par le FMI, la Banque Mondiale en même temps que la FAO (32).

Bien que cette initiative ait sombré avec la Réunion Ministérielle de l’OMC, il est important de reconnaître que la logique sous-tendant cette proposition de diversification prévaut encore. o­n continue à définir la diversification non pas comme la sortie de la dépendance à l’exportation et la recherche de l’autosuffisance et de la durabilité (comme pourrait le suggérer le terme de diversification agricole) mais comme la recherche d’autres produits à exporter bénéficiant de prix plus élevés sur le marché mondial. Ainsi, le Rapport de la CNUCED sur l’Afrique préconise le changement vers l’exportation de produits bénéficiant d’une meilleure “dynamique de marché “ et particulièrement des produits manufacturés. Actuellement, pour le continent africain, « les sous-vêtements sont le seul article à exporter parmi les produits les plus dynamiques du commerce mondial » (33). Alors, ce qu’il faut, toute question de salaire et de conditions de travail mises à part, c’est davantage d’exportations de sous-vêtements ou articles du même genre. Parmi les matières premières agricoles, il y a les produits non traditionnels ou « nouveaux produits dynamiques » : fruits, légumes, poissons, fruits de mer et fleurs coupées. Ne tenant aucun compte des dangers écologiques et sanitaire posés par un usage intensif des insecticides pour la culture des fleurs, ni de l’absurdité de produire localement des fleurs pour l’Europe au lieu de produits alimentaires pour la communauté locale, la CNUCED cherche à augmenter l’adaptation aux habitudes changeantes des « consommateurs »“ des pays importateurs. (34)

D’une façon plus générale, le fait d’orienter des économies entières vers la satisfaction des habitudes des consommateurs outre-mer, nous amène une fois de plus à considérer le “ lien manquant “dans cette équation : les entreprises transnationales qui façonnent les habitudes des consommateurs et dominent la production et le commerce vers ces marchés. Cela est explicitement reconnu par le rapport de la CNUCED dans lequel, les « produits dynamiques », incluant les produits agricoles non traditionnels, sont dominés par les sociétés les plus grandes et les plus intégrées verticalement et par les chaînes mondiales de supermarchés » dans la vente au détail. Ce sont ces intérêts concentrés qui déterminent « ce qui est produit, comment et par qui ». Ajoutons à cela que « les vrais bénéfices dans la chaîne des matières premières sont réalisés par ceux qui contrôlent les points critiques le long de la chaîne , qui possèdent des marques commerciales connues et qui o­nt accès aux rayons des supermarchés » (35).

De toute évidence, la diversification pour sortir de la dépendance aux matières premières qui consiste à se tourner vers des produits jouissant d’une meilleure dynamique sur le marché, conduit vers de nouvelles formes de dépendance aux réseaux mondiaux de détaillants, aux grandes compagnies commerciales, et au capital financier.

Le choix des “ produits dynamiques sur les marchés “ signifie que les producteurs dans les pays pauvres “ doivent entrer dans des réseaux s’ils désirent atteindre les marchés des pays développés “.(36) Mais, au lieu de proposer le développement de politiques ayant pour objet d’affronter cette concentration des grandes sociétés et d’éviter que les paysans et leurs communautés n’en dépendent, la CNUCED propose aux états d’encourager les producteurs à entrer dans ces réseaux et à développer des associations et des alliances stratégiques en vue de pénétrer les marchés d’outre-mer. Les obstacles identifiés par la CNUCED concernent le manque de financement, de technologie, de savoir-faire et de capacité de gestion. Les solutions proposées, toutes orientées vers une meilleure capacité à profiter des opportunités du marché et vers une augmentation de la compétitivité, augmentent inévitablement la dépendance à l’égard du marché mondial dominé par les transnationales dans le cadre d’une concurrence accrue.

Ainsi, dans le passage de la dépendance aux matières premières à la dynamique des marchés, le contrôle des grandes compagnies est toujours prédominant et les paysans et les ouvriers continuent à produire plus pour un gain inférieur. Ce n’est pas une aberration…c’est la loi du marché….

Gerard Greenfield est chercheur à “ Focus o­n the Global South “ basé à Bangkok

( Thailand ) < [email protected]

Notes

1. Irfan ul Haque, Commodities Under Neoliberalism: The Case of Cocoa, UNCTAD G-24 Discussion Paper Series, No.25, United Nations, New York and Geneva, January 2004, p.18.

2. The Right to Rood, Report submitted by the Special Rapporteur o­n the right to food, Jean Ziegler, Commission o­n Human Rights, United Nations Economic and Social Council, 9 February 2004, pp.9; 13.

3. United Nations Conference o­n Trade and Development (UNCTAD), The Least Developed Countries Report 2004: Linking International Trade with Poverty Reduction, New York and Geneva, United Nations, 2004, p.152.

4. Ibid., p.191.

5. Ibid., p.126.

6. UNCTAD, Economic Development in Africa: Trade Performance and Commodity Dependence, New York and Geneva, United Nations, 2003, p.19; United Nations, World Commodity Trends and Prospects. Note by the Secretary General, United Nations General Assembly. A/57/381. New York, United Nations, 2002.

7. UNCTAD, Economic Development in Africa, p.46.

8. UNCTAD, Report of the Meeting of Eminent Persons o­n Commodity Issues, Geneva, 22-23 September 2003, p.4.

9. Alfred Maizels, “Economic Dependence o­n Commodities”, UNCTAD X High-level Round Table o­n Trade and Development: Directions for the Twenty-First Century, Bangkok, February 12, 2000, pp.4-5.

10. UNCTAD, Economic Development in Africa, p.33.

11. “Issues in World Commodity Markets”, presented by Hartwig de Haen, Assistant Director- General, Economics and Social Department, to the Consultation o­n Agricultural Commodity Price Problems, Commodities and Trade Divis ion, Food and Agriculture Organization (FAO) of the United Nations, Rome, 25-26 March 2002, p.15.

12. ul Haque, Commodities Under Neoliberalism, p.19.

13. “Issues in World Commodity Markets”, p.16.

14. Ibid., pp.15-16.

15. FAO, Report of the Consultation o­n Agricultural Commodity Price Problems, Rome, 25-26 March 2002.

16. “Issues in World Commodity Markets”, p.18.

17. UNCTAD, Report of the Meeting of Eminent Persons, p.5.

18. UNCTAD, Economic Development in Africa, p.41.

19. Ibid., p.24.

20. Ibid.

21. Sophia Murphy, Managing the Invisible Hand: Markets, Farmers and International Trade. Institute for Agriculture and Trade Policy, April 2002; Sanaz Memarsadeghi and Raj Patel, Agricultural Restructuring and Concentrat ion in the United States: Who wins, who loses? Institute for Food and Development Policy/Food First, Policy Brief No.6, August 2003; International Union of Food, Agricultural, Hotel, Restaurant, Catering, Tobacco and Alli ed Workers' Associations (IUF), The WTO and the World Food System: A Trade Union Approach. Geneva: IUF, May 2002.

22. ul Haque, Commodities Under Neoliberalism, p.12.

23. Ibid., p.11; N. Fold, “Restructuring of the European chocolate industry and its impact o­n cocoa production inn West Africa”, Journal of Economic Geography, 1, 2001, pp.405- 20.

24. Jeffrey M. Paige, Coffee and Power: Revolution and the Rise of Democracy in Central America, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1997, p.262.

25. Stefano Ponte, The 'Latte Revolution'? Winners and Losers in the Restructuring of the Global Coffee Marketing Chain, Centre for development Research (CDR) Working Paper 01.3, Copenhagen, June 2001, pp.14-15.

26. UNCTAD, The Least Developed Countries Report, p.191.

27. ul Haque, Commodities Under Neoliberalism,, p.8. The 'free o­n board price' of exports of goods is the market value of the goods at the customs frontier of the economy from which they are exported, before international transportation, customs charges and other costs are added.

28. Emphasis added. UNCTAD, Economic Development in Africa, p.34.

29. UNCTAD, Economic Development in Africa, p.62.

30. IUF, Export Dumping: Deepening the Global Crisis in Agriculture. Geneva: IUF, September 2003. www.iuf.org

31. “CTD: Declining commodity prices in the spotlight”, Bridges Trade Weekly, 8 (7), 26 February 2004.

32. Paragraph 27 of the Draft Cancun Ministerial Text, 13 September 2003.

33. UNCTAD, Economic Development in Africa, p.8.

34. Ibid., p.26.

35. Ibid., p.27.

36. Ibid.