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Par Aileen Kwa

 

 

11 Juin, 2004 : ซ diviser pour mieux régner ป : telle est la partie qui se déroule en ce moment à l’OMC sous l’égide de la Commission européenne (CE) en prélude à la réunion de juillet du Conseil Général de OMC, dans une tentative ultime et désespérée d’affaiblir le bloc des pays en voie de développement, lesquels o­nt collectivement fait barrage aux Américains et aux Européens qui tentaient d’imposer brutalement leurs intérêts à Cancùn. Grâce à cette dernière stratégie, les grandes puissances espèrent maintenir le cadre profondément injuste de l’accord sur l’agriculture, lequel est diversement contesté par les pays en voie de développement, et l’amplifier par l’intermédiaire d’un modèle sur lequel les grandes puissances espèrent trouver un accord d’ici juillet. De manière encore plus cynique, les Etats-Unis et l’Union européenne veulent institutionnaliser la différence artificielle entre les coalitions formées par des pays en voie de développement, ce qui aurait des répercussions considérables sur toutes les négociations de l’OMC, lors du cycle de Doha et au-delà.

 

La différenciation des pays en voie de développement en pays ซ plus développés ป et ซ moins développés ป est une tactique à laquelle les Européens et les Américains pensaient déjà. Au cours des deux années qui o­nt suivi la conférence ministérielle de Doha, les discussions visant à l’application du Traitement Spécial et Différentiel (TSD) o­nt été paralysées par les deux géants qui plaidaient pour une différenciation.Le bloc des pays en développement s’y est opposé au motif que l’institutionalisation de toute différenciation entre eux affaiblirait leur pouvoir collectif qui est leur seule force vis-à-vis des grandes puissances. Ces récentes tactiques vont mettre leur unité à l épreuve.

 

Définir les pays en VOIE DE développement

 

 

En matière de négociation agricole, o­n distingue en gros deux grandes catégories de pays en voie de développement : ceux qui se montrent plus ซ offensifs ป pour défendre leurs intérêts, c’est-à-dire qui cherchent à avoir accès aux marchés extérieurs lors des négociations, et ceux qui sont plus ซ défensifs ป et souhaitent protéger leurs marchés. Parmi les pays les plus ซ offensifs ป o­n compte le Brésil, l’Argentine, le Chili, l’Uruguay, la Thaï lande et plus récemment le Pakistan mais aussi les membres latino-américains du groupe de Cairns et, en particulier, le Mercosur. Les pays ซ défensifs ป forment un groupe hétérogène mais comprennent la majorité des pays en voie de développement comme l’Inde, la Chine, l’Indonésie (leader du G33)[i], les Philippines, les pays d’Afrique, les pays les moins développés (PMD), les Caraïbes et l’Amérique centrale.

 

Le G20[ii] est un groupe hétérogène pour ce qui est des intérêts agricoles, qui réunit des pays des deux catégories: l’Inde, la Chine, l’Indonésie, le Nigeria et la Tanzanie aux côtés du Brésil, de l’Argentine et de la Thaï lande. Dans ce groupe, le Brésil et l’Inde jouent un rôle fondamental dans l’unification des deux camps traditionnellement opposés. Parmi les pays qui se sont exprimé le plus clairement sur les préoccupations liées au développement, et qui o­nt un certain poids à opposer aux Etats-Unis et à l’Union européenne à l’OMC, o­n compte l’Inde, l’Indonésie et désormais la Chine (qui joue davantage un rôle de soutien)

 

La plupart des pays du G90 (l’Union Africaine, les PMD, les Caraïbes et les pays de la zone Pacifique ACP) sont parmi les pays défensifs. À l’exception des conférences ministérielles de l’OMC (Doha et de nouveau à Cancun), ces pays o­nt fonctionné comme des groupes indépendants : le groupe africain, les PMD et les pays de la zone ACP. Les plus revendicatifs o­nt été le groupe africain, l’Ouganda ou la Tanzanie au nom des PMD et parfois les Caraïbes (la Guyane et la Jamaïque). En revanche, sur le plan politique, nombre d’entre eux sont vulnérables face aux pressions américaines et européennes puisque la plupart o­nt conclu des accords commerciaux préférentiels avec les Etats-Unis (comme l’Africa Growth and Opportunity Act, la loi sur le développement et les opportunités en Afrique) ou avec l’Europe (Cotonou) et dépendent de ces puissances pour l’aide financière et les prêts. Toutefois, leur nombre leur a permis de faire plier les Etats-Unis et l’Europe à Cancùn.

 

LA TACTIQUE DU DIVISER POUR MIEUX REGNER DE P. LAMY

 

 

Le dernier coup de l’Union européenne[iii] consiste à tenter de provoquer des luttes intestines permanentes entre les pays en voie de développement. Les fractures potentielles ne sont pas encore apparues mais si les membres du prétendu G90 sont exemptés des réductions des tarifs douaniers sur les produits agricoles et si le G20 continue à évoquer un accord d’accès aux marchés, des divisions pourraient naître. Un conflit important pourrait voir le jour concernant la définition ou les critères à partir desquels des pays seraient ซ exemptés ป des réductions de tarifs douaniers. Il n’y a actuellement aucune définition exacte du G90. En outre, P. Lamy n’a pas non plus précisé si ce groupe comprendrait la totalité des pays africains, des PMD et des pays de la zone ACP ou seulement les plus ซ vulnérables ป d’entre eux. Dans les couloirs de l’OMC, o­n dit que les pays exclus de ce ซ lot ป comprendraient les marchés plus importants du G90 comme l’Afrique du Sud, l’Egypte et le Maroc.

 

Des questions o­nt déjà été soulevées sur les raisons pour lesquelles certains pays des Caraïbes, avec un PIB de 2000 dollars pourraient être inclus tandis que d’autres dont le PIB se situe sous la barre des 1000 dollars seraient exclus. Les pays hors zone ACP, Afrique, et les pays qui ne sont pas des PMD comprennent les Philippines, l’Indonésie, la Chine, l’Inde, le Honduras et Panama, ainsi que les pays d’Amérique latine. Les Chinois, par exemple, comptent 350 millions de personnes qui vivent avec moins d’un dollar par jour dans des conditions assez similaires à celles des PMD. En Indonésie, le PIB est en dessous des 800 dollars. Pourquoi ces pays seraient-ils exclus ?

 

Si ces distinctions sont institutionalisées, les pays que l’on considère ซ plus développés ป, engageront selon toute vraisemblance une réduction des tarifs douaniers non seulement pour l’agriculture mais également pour l’industrie (Accès aux Marchés Non-Agricoles, AMNA), sur les questions dites de Singapour (portant sur la facilitation des échanges commerciaux, des investissements, l’approvisionnement gouvernemental et la concurrence, si elles aboutissent) et seront exclus de certaines clauses S&D sans pour autant que celles proposées aient une quelconque valeur.

 

En se rappelant que ces pays (l’Inde, le Brésil, la Chine) disposent d’une marge de manœuvre politique plus grande que la plupart des membres du groupe africain, des PMD et de la zone ACP, pour résister aux pressions américaines et européennes, opérer une scission entre les deux aboutirait à un échec pour les deux groupes. Car les pays du tiers-monde prétendument ซ plus développés ป auraient une autorité morale moindre pour contester le programme des Etats-Unis et de l’Union européenne à l’OMC, bien que l’on puisse se demander si la majorité de la population de ces pays bénéficie réellement de meilleures conditions. Le groupe africain, les PMD et les pays de la zone ACP seraient tout aussi perdants car la plupart d’entre eux n’est pas en mesure de résister aux pressions très fortes des grandes puissances. Le Kenya est le plus revendicatif parmi les groupes de la zone ACP et africaine et tente de résister mais il est en proie aux cajoleries incessantes du Représentant américain au commerce et du Commissaire européen au commerce, Pascal Lamy.

 

L’expérience passée a prouvé que lorsque le bloc des pays en voie de développement se désagrégeait, les Etats-Unis et l’Union européenne arrivaient à leur fins, la plupart du temps sans aucun effort. Dans la confrontation actuelle, les Etats-Unis et l’Europe veulent détourner l’attention des pays en voie de développement des préoccupations relatives aux négociations sur les subventions nationales et à l’exportation au profit d’une confrontation entre ces pays afin de déterminer quels marchés seront touchés et quels marchés seront protégés. Ceux qui sont offensifs réclameront sans doute une définition plus restreinte du ซ G90 ป. Les deux camps pourraient être mis en concurrence, désolidarisant le G20 du G90, ce qui pourrait bien créer des divisions profondes au sein du G20.

 

Cette division rappellera la confrontation entre les pays qui font partie du projet préférentiel européen Cotonou/zone ACP et ceux qui en sont exclus. Lors de la conférence ministérielle de Doha, l’Europe a su tirer profit de ces différences avec des retombées catastrophiques. Alors que l’Inde luttait contre la mise en route des questions dites de e Singapour, les pays de la zone ACP se sont entendu dire que l’accès préférentiel au marché européen ne pouvait être renouvelé qu’à la seule condition qu’ils acceptent un nouveau cycle de négociations. L’Inde a donc été isolée et le cycle de Doha lancé contre la volonté de la majorité des pays en voie de développement

 

On peut aussi voir dans cette situation un parallèle avec les négociations TRIPS (Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights) de l’après-Doha et les négociations sur l’importation des médicaments génériques. Les Africains, en proie une catastrophe sanitaire liée au virus HIV et dépourvus de capacités productrices o­nt été informés que les Indiens, les Chinois, les Brésiliens cherchaient seulement à protéger leurs intérêts à l’exportation[iv], tandis que le Brésil et l’Inde disposaient d’une faible autorité morale pour bloquer une solution qui a été présentée comme importante pour la préservation de vies africaines. Résultat ? Une fausse solution ou en définitive, une solution qui multiplie les pouvoirs de surveillance de l’industrie pharmaceutique sur les producteurs de médicaments génériques.

 

 

L’ UNION ET LA VOIE FUTURE

 

 

D’ici à la conférence, les pays en voie de développement disposent d’une marge de liberté réduite pour ne pas faire le jeu des Etats-Unis et de l’Europe. À l’heure actuelle, la proposition concernant l’accès aux marchés du G20 demande toujours à tous les pays à l’exception des PMD d’engager des réductions des tarifs douaniers au moment même où la position du G90 telle qu’elle s’est dégagée lors de la récente réunion en Guyane exige que le G90 soit exempté des réductions douanières agricoles.

 

Pour s’unir, le G20 doit assumer les préoccupations du G90. Les pays d’Amérique latine du G20 et la Thaï lande, en revanche, auraient tout intérêt à se pencher sur une proposition d’abaissement des tarifs douaniers visant les Etats-Unis et l’Europe et excluant les pays en voie de développement. Cette action pourrait se faire par une proposition intrinsèquement liée au dumping. Les pays qui poursuivent leurs subventions et exportent leurs produits subventionnés seraient contraints à se soumettre à l’accord de Doha sur les réductions des tarifs douaniers. Les pays en voie de développement devraient être autorisés à mettre en place des règles indispensables concernant les frontières, comme par exemple, des restrictions quantitatives ou un rehaussement des tarifs douaniers, afin de se défendre contre le dumping américain et européen.

 

Pendant ce temps, les pays en voie de développement pourraient se tourner vers le Système Global de Préférences (SGP) du CUNCED pour les négociations permettant l’accès aux marchés. Le SGP autorise les pays en voie de développement à conclure des arrangements commerciaux préférentiels entre eux, sans se soucier du principe de l’OMC de la nation la plus favorisée. Depuis 1979, les pays en voie de développement sont dispensés des règles du GATT/OMC pour mettre ces arrangements préférentiels en place.

 

Toutefois, le SGP nuira à la majorité de la population des pays en voie de développement s’il se contente d’importer le modèle de l’OMC qui fait prévaloir le commerce sur toute autre préoccupation. Des accords d’accès aux marchés peuvent être passés mais il est impératif qu’ils restent secondaires par rapport au développement et aux droits de l’homme pour les pays contractants. Le politique et les objectifs de développement des pays doivent prévaloir.

 

Le SGP a été conçu en 1985 par le G77 en réaction tactique au cycle de l’Uruguay. Il a été consolidé sous la forme d’un accord international dès 1988 mais ses fondateurs y o­nt renoncé deux ans plus tard à la suite de pressions américaines du FMI et de la Banque Mondiale.[v] En vue de la réunion prochaine du CUNCED où les négociations SGP vont reprendre, les grandes puissances affichent la même nervosité. Les pays en voie de développement devraient mettre toute leur énergie dans cette autre solution. Si le SGP peut apparaître comme une possibilité viable, celle qui fait prévaloir le développement sur le commerce, ce choix pourrait poser les bases économiques et politiques de l’unité des pays en voie de développement. L’autre choix qui fait le jeu américain et européen de diviser pour mieux régner est trop sinistre pour que l’on puisse l’envisager.

 

Aileen Kwa est politologue pour Focus o­n Global South et co-auteur avec Fatoumata Jawara de Behind the scenes Date the WTO Zed Books, 2003.

 

Notes

i Le G33 est actuellement composé de 40 membres. Certains d ‘entre eux comme l’Indonésie, le Nigeria et les Philippines font également parti du G20. D’autres comptent différents pays d’Amérique centrale qui o­nt passé des accords de libre échange avec les Etats-Unis et évitent le G20 par peur d’ une réaction violente de l’Amérique. o­n compte également des pays d’Afrique et des Caraïbes.

ii Sous la houlette du Brésil, sa composition actuelle comprend l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, la Chine, Cuba, l’Egypte, l’Inde, l’Indonésie, le Mexique, le Nigeria, le Pakistan, le Paraguay, les Philippines, l’Afrique du Sud, la Thaïlande, la Tanzanie, le Venezuela, le Zimbabwe.

iii Développé dans un autre article. Voir Kwa, A., ซ Agriculture: Empty Promises to the South ป, Juin 2004.

iv Voir la lettre de Rosa Whitaker, à l’époque Représentante américaine au commerce pour l’Afrique, aux ministres de l’Afrique sub-saharienne, en date du 25 Octobre 2002, in Jawara, F. and Kwa, A., Behind the Scenes at the WTO, Zed, p. 250.

v Shukla, S., “Trade: Emerging South Solidarity Needs Strengthening Through GSTP”, 19 December, in SUNS (South-North Development Monitor) #5488, 23 December 2003.