Au cœur de MATRIX : le système philippin des cartes d’identité
par Herbert Docena*
Translators : Bénédicte Coste and Jean-Pierre Renard
Le projet Matrix (“multi-state anti-terrorist information exchange” ou échange d’informations anti-terroristes multi-états) est une base de données géante qui contient des millions d’informations personnelles : caractéristiques physiques, ethniques, adresses actuelle s et passées, numéros de téléphone, casier judiciaire, informations immobilières, photos des voisins et des collègues de travail, informations relatives au véhicule, relevés bancaires, certificats de mariage et de divorce.
La liste d’informations complète est tenue secrète, ce qui fait que ne personne sait précisément – sauf ceux qui y ont accès – ce qu’il y a d’autre dans Matrix. Cette base de données est gérée par une société privée et financée en partie par le Ministère américain de la justice et contrôlée par le Ministère américain de la sécurité intérieure et accessible à des responsables américains.
Après le 11 septembre, ses programmateurs ont inventé un “quotient de terrorisme” pour chercher des “terroristes potentiels” parmi les personnes qui y figurent. Cette pratique s’appelle le “data mining”, (extraction et gestion des connaissances) l’analyse assistée par ordinateur de grandes quantités d’informations personnelles afin d’identifier des schémas de conduites censées indiquer une activité “terroriste”.
Cette analyse est ensuite utilisée pour établir des “profils” ou attribuer des niveaux de risque aux individus. Par le biais des calculs de cet ordinateur géant, 120 000 perso nn es ont ainsi atteint un résultat indiquant qu’elles possédaient un “taux élevé de terrorisme potentiel”. Leurs noms ont été transmis au FBI, aux services secrets ainsi qu’à d’autres services de police. Des arrestations ont eu lieu par dizaines mais jusqu’à présent, leur identité et leur sort restent secrets.
Matrix a des allures de roman de science-fiction mais le système est bien réel et son existence n’est ni niée ni classée secret défense. Bien que le gouvernement américain rejette toute théorie du complot, il y a de bonnnes raisons de penser que Matrix constitue un bon modèle de ce que le gouvernement philippin a l’intention de faire avec toutes les données dont il veut s’emparer par le biais de son projet de carte d’identité nationale.
Il est important de souligner que ce qui est crucial pour ce système de cartes d’identité n’est pas le morceau de plastique en soi mais la grande quantité d’informations qui accompagne chaque carte. Même la Cour suprême des Philippines , qui a cassé la décision de l’ex-président Fidel Ramos qui voulait appliquer ce système, a reconnu l’objectif du gouvernement en déclarant que ce système pouvait lui conférer le « pouvoir de rassembler un dossier accablant contre des citoyens sans méfiance».
Avec ce système, tous les Philippins sont censés recevoir un « numéro national » dès leur naissance, pendant que leurs renseignements d’ordre personnel sont reliés à une base de données centrale. Le gouvernement a d’ailleurs entrepris de regrouper toutes les informations en provenance des différents services dans un seul système. Le secrétaire à la Défense Avelino Cruz a explicité l’idée sous-jacente en déclarant qu’« Avec un numéro pour chacun, il [était] plus facile de vérifier les dossiers à partir d’un ordinateur ».
Ce que le gouvernement ne claironne pas, c’est que la base de données n’a pas seulement pour objectif d’héberger les numéros de sécurité sociale, celui des assurés du secteur public et d’autres renseignements. Le projet de loi du Sénateur Panfilo Lacson’s mentionne expressément que : « La carte d’identité contiendra des données essentielles pendant que des données plus sensibles et confidentielles seront stockées dans des systèmes informatiques fermés ». Le Secrétaire de l’intérieur Angelo Reyes a déclaré que les cartes devraient contenir d’autres « éléments caractéristiques ». Cruz souhaiterait y inclure le casier judiciaire. Il est important de savoir que les données accessibles au détenteur de chaque carte ne sont pas destinées à être identiques à ce qui sera collecté par le gouvernement et auquel il aura accès. Les données seront uniquement « confidentielles » pour le porteur, non pour ceux qui les stockeront.
Qu’est-ce que le gouvernement a l’intention de faire de toutes ces informations « sensibles et confidentielles » ? Des efforts ont été entrepris pour présenter le projet comme un simple plan innocent destiné à faciliter les transactions du gouvernement ou, pour alléger les portefeuilles, comme l’a déclaré le secrétaire de presse Ignacio Bunye.
Mais comme l’a ouvertement déclaré la présidente Arroyo , le projet est nécessaire afin de «renforcer notre efficacité contre le terrorisme », ce qui, soit dit en passant, est aussi le but avoué de Matrix. Le système de carte d’identité sera utilisé pour créer une énorme base de données centralisée contenant tous les dossiers sur tous les Philippins, afin de garder l’œil sur tous ceux qu’il désignera comme « terroristes » dans un premier temps, et de détecter des « terroristes potentiels » parmi la population dans un second temps.
Mais qui va décider de ce qu’est un « terroriste » ? Avec la coopération étroite entre les USA et les Philippines dans la « guerre contre le terrorisme », ce ne sera pas seulement la Présidente Gloria Macapagal-Arroyo qui aura la clé de notre Matrix local et qui décidera de la définition du bon citoyen. Il y a des raisons de penser que le système philippin de cartes d’identité fait partie d’un projet ambitieux, conduit par les USA et destiné à établir une infrastruture mondiale d’identification et de surveillance visant à s’assurer que pratiquement chacun sur terre est identifié et que tous nos mouvements, nos communications, nos transactions sont surveillés, enregistrés et stockés dans des bases de données reliées entre elles et accessibles à divers gouvernements.
Tout ceci peut là encore paraître relever d’une théorie du complot mais en fait, la technologie actuellement disponible satisfait déjà aux exigences en voie de concrétisation de cette infrastr uct ure mondiale de surveillance. Ce n’est pas seulement aux Philippines qu’on observe une tendance à la création de systèmes nationaux de cartes d’identité et des bases de données qui les accompagnent, mais dans plusieurs autres pays. Un système d’identification mondial de facto a été mis en place avec l’adoption de la norme des passeports biométriques qui accompagne le développement d’un système global destiné à suivre tout mouvement et à surveiller toutes les communications et les transactions. Des bases de données nationales, internationales, privées et publiques sont reliées, mises en réseau et rendues compatibles d’une façon inédite : le « data-mining » prolifère.
Et tout ceci se déroule dans un contexte plus large, marqué par l’introduction de « lois anti-terroristes » partout dans le monde, et accompagné par l’harmonisation croissante des services de police des différents pays. Ces lois « anti-terroristes » donnent invariablement un statut légal aux arrestations sans mandat et aux détentions à durée indéterminée, assouplissent les règles sur les écoutes téléphoniques, la surveillance générale et personnelle des transactions, le gel des avoirs etc, le tout sans que les responsables n’aient à prouver l’existence de motifs raisonnables pour agir ainsi. Dans certains cas, ces lois prévoient l’autorisation des fouilles, des arrestations et des procès « secrets » au sens où l’individu n’a pas le droit de signaler à quiconque qu’il a été fouillé, arrêté ou jugé.
Tout ceci permettra-t-il d’enrayer le « terrorisme » ? Prospero Nograles, membre du Congrès philippin et partisan de l’introduction des cartes d’identité a récemment admis lors d’un entretien télévisé qu’il « n’y avait pas de garantie ». Lorsqu’on les presse de répondre, les responsables gouvernementaux sont souvent incapables d’expliquer exactement comment un système de cartes d’identité aurait pu empêcher l’attentat de Makati.
Le système de cartes d’identité nationale aidera-t-il à attraper des « terroristes » ? Tout dépend de la définition des « terroristes » selon la présidente Gloria Macapagal-Arroyo ou G. Bush : Nelson Mandela fut jadis qualifié de « terroriste » et les Irakiens qui exercent leur droit de résistance à l’occupation de leur pays conformément à ce qui est gravé dans la Convention de Genève sont eux aussi assimilés à des « terroristes ». Comme l’a admis l’ex-directeur des services de sécurité canadiens, les définitions du « terrorisme » peuvent « très facilement recouvrir des comportements qui ne ressemblent pas du tout au terrorisme ».
Seront tout particulièrement vulnérables les militants, l’opposition politique et pratiquement quiconque dont l’existence et les actions minent les intérêts de ceux qui ont le pouvoir de décider de la définition du « terroriste ». Les Musulmans seront davantage stigmatisés car la discrimination est intrinsèque au profilage et au « data-mining ». Mais bien qu’ils soient les plus exposés, Musulmans et militants ne sont pas les seuls à être en danger désormais. Avec les lois anti-terroristes qui fondent la présomption de culpabilité de chacun, avec le « data-mining » qui traite tout individu comme un criminel en puissance sauf si son « quotient de terrorisme » le dément, nous sommes tous des « terroristes potentiels » à présent. Pas des « terroristes » comme les autres mais des « terroristes encartés ». Et on va tous avoir des cartes d’identité pour le prouver.
Herbert Docena est chercheur associé à Focus on the Global South.
Cet article est un extrait du rapport «Surveillance permanente : le système national philippin de cartes d’identité et le projet mondial de collecte de données et de surveillance individuelle » ("Under the Watchful Eye: The Philippines National ID System and the Global Project to Compile Dossiers and Keep an Eye on Everyone") qui peut être téléchargé sur le site www.focusweb.org/pdf/NatID article-format.pdf