LA FIN D’UNE ILLUSION: LA RÉFORME DE L’OMC, LA SOCIÉTÉ CIVILE MONDIALE ET LA ROUTE VERS HONG KONG

Par Focus on the Global South*

Traducion par Gilbert Sanseau, Bertrand Declercq, Florence Piquemal.

Résumé: L’"Accord Cadre de Juillet" est le dernier clou enfoncé dans le cercueil de l’illusion que l’OMC puisse être réformée, que ce soit pas à pas ou de façon plus générale, dans le sens des intérêts des pays en développement. Plus que jamais, l’accord et ses conséquences prouvent que l’OMC est une cage en acier qui piège les pays en développement dans un jeu de négociations systématiquement truqué en faveur des grandes puissances commerciales du Nord.

Avec une intransigeance encore plus grande des puissances commerciales du Nord, il est difficile d’élaborer une stratégie qui protège les intérêts des pays en développement et de la société civile mondiale autre que celle qui avait été mise au point pour Cancun – c’est à dire, la mise en échec du Conseil des Ministres.

La mise en échec consiste essentiellement à se concentrer sur le point clé de la vulnérabilité de l’OMC : son système consensuel de prise de décision. Concrètement, cela revient à empêcher tout consensus d’émerger des négociations clés avant et pendant le Sixième Conseil des Ministres à Hong Kong.

Pour être efficace, une stratégie de mise en échec doit, dans les mois qui précédent le Sixième Conseil des Ministres, combiner des actions de lobbying et de pression populaire à Genève avec des campagnes nationales visant certains gouvernements, pour culminer au Jour J, mi-décembre 2005, avec un programme coordonné d’actions de masse et de pression des lobbies, à Hong Kong et dans le reste du monde.

UNE LUTTE EN DENTS DE SCIE

On a pu constaté ces dernières années une lutte en dents de scie entre l’OMC et la société civile mondiale. A Seattle, des désaccords entre grandes puissances, la révolte des pays en voie de développement et une mobilisation massive de la société civile a fait tomber la "bicyclette de la libéralisation", pour reprendre l’expression de C. Fred Bergsten comparant l’OMC à une bicyclette qui ne peut tenir debout que si elle avance dans son agenda libéral. (1)

La bicyclette a été lancée à Doha, quand l’absence de mobilisation de la société civile a permis aux grandes puissances commerciales d’embobiner les pays en voie de développement, qui ont ratifié le prétendu Agenda de Développement de Doha qui étend le cadre de l’OMC. Ensuite, à Cancun en septembre 2003, grâce à des pays du Sud mieux organisés relayés par des mobilisations de la société civile, à l’intérieur comme à l’extérieur du Centre de Convention de Cancun – dont l’apogée tragique a été le suicide du fermier coréen Lee Kyung Hae, la bicyclette de la libéralisation est retombée.

Notre victoire fut de courte durée, car l’équivalent d’un putsch a eu lieu à une réunion du Conseil Général à la fin juillet 2004, afin de relancer le "Cycle de Doha" des négociations commerciales sur des termes favorables au Nord. L’OMC est de nouveau debout et avance à grande vitesse vers le Sixième Conseil des Ministres à Hong Kong mi-décembre 2005.

Une des illusions qui a été dissipée par ces événements est que l’OMC soit une institution qui puisse être réformée en un vecteur d’une mondialisation plus bénigne. Le seul élément positif dans la Déclaration de Doha de 2001 – celui qui stipule clairement que les problèmes de santé publique sont prioritaires sur "les droits de la propriété intellectuelle" – a été annulé par l’effort des grandes sociétés pharmaceutiques qui ont réussi à rendre presque impossible l’exportation de médicaments génériques vitaux depuis les pays en développement à capacité de production vers des pays en développement sans cette capacité, par l’imposition de clauses financières frappant importateur et exportateur. Les conditions imposées par les compagnies pharmaceutiques dans la décision adoptée en août 2003 étaient si énormes et inacceptables qu’aucun pays en développement faisant face à une urgence en matière de SIDA/VIH n’a pu profiter de la dérogation temporaire à l’article 31 (f) de l’accord ADPIC que permettait cette décision.

Réformer l’OMC est une mission impossible, comme l’a démontré en septembre 2003 le Conseil des Ministres de Cancun, quand Union Européenne et Etats-Unis ont provoqué l’échec de ce conseil plutôt que de réduire significativement leurs niveaux élevés d’aide pour le secteur agricole ou de reculer dans leur tentative d’étendre le cadre de l’OMC aux investissements et aux activités économiques autres que le commerce. Le retrait historique, inspiré par les délégués africains, de la Chambre Verte, était la seule réponse possible à l’intransigeance du Nord.

Le fameux Accord de Juillet adopté par le Conseil Général de l’OMC à Genève à la fin de l’été 2004 est un autre brillant exemple de la langue de bois des pays développés. Pratiquement toutes les revendications clés du Sud étaient subordonnées au programme des pays industriels : défendre leurs hauts niveaux de subventions agricoles, baisser les taxes douanières non-agricoles, promouvoir l’agenda des prétendus "nouveaux problèmes", et presser les pays en développement à faire des offres en matière de libéralisation des services. Contrastant avec ses précédentes déclarations optimistes quant à la possibilité de promouvoir les intérêts des pays en développement à l’OMC par une stratégie de réforme, Oxfam International, par exemple, a froidement commenté l’Accord de Juillet comme étant un "accord minimal qui garde les pourparlers et l’OMC à flot, mais échoue à résoudre les éternels désaccords majeurs entre pays développés et en développement, sans même parler de garantir une issue favorable au développement." (2)

Sans surprise, il y a peu de discours aujourd’hui sur des "clauses sociales", des "clauses environnementales", des mesures pour institutionnaliser la priorité des problèmes de santé publique sur le droit des brevets, ou sur la réforme des accès aux marchés agricoles alors que ces points constituent les exigences principales d’un agenda de réformes que la société civile devrait promouvoir lors du Conseil des Ministres de Hong Kong. Dans les mois qui ont précédé le sommet de Cancun, la société civile, considérant que l’absence d’accord était préférable à un mauvais accord, s’est accordée sur une stratégie de mise en échec du Conseil des Ministres. Tout considéré, la possibilité d’un "bon accord" est encore plus improbable au fur et à mesure que l’on se rapproche de Hong Kong. La stratégie de mise en échec du Conseil n’en est que plus pertinente aujourd’hui.

Les principales dispositions de l’Accord de Juillet montrent pourquoi la stratégie de la réforme de l’OMC n’est qu’une impasse pour les pays en développement et la société civile mondiale.

INTRANSIGENCE DANS LE DOMAINE AGRICOLE

A Cancun, la position ferme adoptée par le Groupe des 20 et le Groupe des 33 contre les exigences des Etats-Unis et de l’Union Européenne d’un meilleur accès à leurs marchés tout en maintenant un niveau élevé de subvention des agricultures américaine et européenne ont empêché la tenue de négociations autour d’un nouvel Accord sur l’Agriculture qui serait au détriment des intérêts du Sud. La résistance féroce de quatre pays producteurs de coton d’Afrique de l’Ouest -Bénin, Burkina Faso, Tchad et Mali, qui demandaient la suppression des subventions américaines à la production de coton qui ruinent leur production, ainsi qu’une compensation de leur pertes, a également été déterminante pour contrecarrer l’agenda du Nord.

Et pourtant le "Cadre d’établissement de modalités agricoles" issu de la réunion de fin juillet a produit des accords qui sont clairement au détriment des pays en développement.

Principalement, le Cadre Agricole

1) maintient voire étend les principaux mécanismes de "soutien national" ou de subventionnement de l’UE et des Etats-Unis à leur agriculture, les fameuses Boite Bleue et Boite Verte ;

2) crée une nouvelle catégorie restrictive, celle des "productions sensibles", de façon à entraver l’accès aux marchés pour les produits des pays en développement ; tout en

3) prenant des engagements conditionnels à supprimer les subventions à l’exportation ; et en

4) faisant semblant de répondre aux demandes des pays en développement de définir des "productions spéciales" et d’autres formes de traitement spécifique ou différencié.

Le Cadre de Juillet ne précise pas de plafonds ni de limites à la Boite Verte, qui est utilisée par les pays développés pour canaliser les subventions à leurs agriculteurs – dans le cas des Etats-Unis, cela représente environ 70 pourcents de leurs subventions totales à l’agriculture. De plus, il étend la Boite Bleue, qui liait des subventions aux revenus des agriculteurs à des programmes de limitation de la production, pour couvrir des paiements directs non liés à de tels programmes. Ceci de façon à prendre en compte une part importante des 190 milliards de dollars de subventions aux agriculteurs décidés dans la Loi Agricole américaine de 2002.

Le Cadre de Juillet a introduit la nouvelle catégorie des "produits sensibles", en grande partie de façon à satisfaire l’Union Européenne, qui peut s’en servir pour exonérer 20 à 40 pourcents de ses produits de réductions significatives de taxes.

Bien que le texte du Cadre de Juillet demande la suppression des subventions à l’exportation, il ne fixe pas d’échéance ni ne précise de façon concrète les étapes pour y parvenir.

Le texte prévoit l’établissement d’une catégorie de "produits spéciaux" pour les pays en développement qui seraient soumis à des taxes douanières réduites et reconnaît leur demande d’imposer des "mécanismes spéciaux de protection" qui les protégeraient du dumping des produits subventionnés des pays développés. Par contre, les détails doivent encore être négociés. D’un autre côté, l’utilisation des systèmes existants de sauvegarde agricole (SSG) que les pays développés ont souvent utilisés pour limiter l’entrée de produits en provenance de pays en développement n’a pas été interdite, malgré les demandes de ces pays.

La balance des gains et des pertes penche clairement du côté des superpuissances commerciales du Nord, et tout particulièrement des Etats-Unis. Pour couronner le tout, les pays développés ont rejeté la demande des producteurs de coton d’Afrique de l’Ouest : que la suppression des subventions aux producteurs de coton et la réparation des dommages à leur production fassent l’objet d’une négociation séparée et à part entière. Au lieu de cela, ce problème serait ajouté aux négociations agricoles générales, garantissant ainsi que cette disposition serait otage des progrès de ces délibérations. Ceci souligne combien il était quasiment impossible d’aboutir à la moindre concession sur un sujet qui ne concerne qu’une somme modeste – quelques centaines de millions de dollars versés à seulement 25.000 agriculteurs américains, et ce même si ce point avait été un facteur central dans l’effondrement des négociations de Cancun. (3)

L’ACCÈS AUX MARCHÉS NON-AGRICOLES ET LE SPECTRE DE LA DÉSINDUSTRIALISATION

La position des superpuissances commerciales consistant à ne rien donner était également évidente sur le problème de l’accès aux marchés non-agricoles (AMNA). L’accord AMNA est basé sur le texte dit "de Derbez" émis lors du conseil des ministres de Cancun (du nom du ministre mexicain des Affaires Etrangères Luis Derbez qui présidait ce conseil), qui a été rejeté par de nombreux pays en développement. Les principales raisons de ce rejet résidaient dans une formule non linéaire de réduction des taxes douanières, des négociations sectorielles, et de faibles traitements spéciaux et différenciés. La formule non-linéaire, d’après l’UNCTAD, impliquerait "des baisses plus importantes pour les taxes les plus élevées", qui résulteraient en "des baisses plus importantes pour la plupart des pays en développement qui maintiennent en général des niveaux de taxes plus élevés". (4) Ceci serait contraire à la condition de "moins que la complète réciprocité" en vertu du principe des traitements spéciaux et différenciés. Malgré ce problème, l’Accord-Cadre de Juillet prévoit de continuer les travaux sur une formule non-linéaire.

Les pays en développement ayant déjà de faibles taxes douanières sur les produits non-agricoles ont aussi exprimé leur inquiétude sur "l’initiative sectorielle" qui prévoit de sévères baisses de taxe sur la totalité des produits importés appartenant à un secteur industriel désigné comme, par exemple, les "produits électriques et électroniques", ou le "textile et les vêtements". Comme l’UNCTAD le notait, "beaucoup de pays en développement et de pays les moins avancés (PMA) ont déjà libéralisé leur marché, de façon unilatérale, et parfois dans le cadre de programmes d’ajustement structurel, et leurs taxes sont déjà basses. Relier ces taux à ceux appliqués pourrait ainsi limiter leur liberté politique en matière de développement industriel". On peut craindre en effet que la désindustrialisation, qui a commencé lors des programmes d’ajustement structurel, s’accélère avec l’AMNA. D’un autre côté, l’association américaine des industriels voit les provisions du Cadre de Juillet sur l’AMNA comme "un énorme accomplissement, et une grande victoire pour l’OMC, les Etats-Unis et l’économie mondiale. La réussite la plus importante est le fait que tous les pays ont accepté le principe d’une réduction importante des barrières douanières et la suppression des taxes par secteur".

FACILITATION DU COMMERCE: LE PIED DANS LA PORTE

La facilitation du commerce est le seul des prétendus "nouveaux sujets" ou "questions de Singapour" qui ait été inclus dans les négociations. (5) Un certain nombre de pays en développement ont émis des inquiétudes concernant les coûts induits par cette facilitation du commerce, comme ceux du traitement plus complexe des données, qui seraient ajoutés aux budgets déjà serrés de leurs gouvernements. Néanmoins, la principale menace posée par l’inclusion de la facilitation du commerce dans les négociations est qu’elle sert de point d’entrée pour les trois autres "questions de Singapour" qui sont bien plus inquiétantes : investissements, politique de la concurrence et des marchés publics, que le Groupe des 90 a absolument refusé de placer sous la juridiction de l’OMC. En effet, alors que les superpuissances commerciales les ont enlevés des négociations du cycle actuel de Doha, le texte de l’Accord ne prévoit pas la dissolution des groupes de travail sur ces thèmes ni n’indique qu’ils seront exclus de négociations postérieures au Cycle de Doha. (6)

ACCROISSEMENT DE LA PRESSION SUR LES SERVICES

L’accord Cadre supprime toute marge de manoeuvre pour les pays en développement dans les négociations sur l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), qui étaient auparavant menées de manière séparée des négociations du Cycle de Doha. En les incluant formellement dans le Cycle de Doha, et donc en les rendant dans les faits partie intégrante de "l’engagement de base", l’Accord accroît la pression sur les pays en développement pour qu’ils ouvrent leur marché des services. En effet, le texte enjoint les gouvernements à soumettre des propositions, initiales ou révisées, de services à ouvrir à la concurrence pour mai 2005. A ce jour seuls 32 pays en développement ont soumis de telles propositions, en raison de difficultés techniques à définir quels secteurs peuvent être ouverts à la concurrence, ceci étant dû à une grande incertitude quant à la façon dont la libéralisation va affecter ces secteurs.

En reliant formellement les négociations sur les services à celles des autres domaines, l’Accord permet à l’Europe et aux Etats-Unis, en particulier, de tenir les négociations agricoles en otage des négociations sur les services, et vice-versa, en conditionnant leurs "concessions" dans un domaine à leurs gains dans un autre.

Avec 50% du PIB des pays en développement maintenant représenté par les services, l’accès à ce marché est la préoccupation principale de cet Accord-cadre. Par contraste, il fait semblant de répondre au déplacement des personnes physiques (Mode 4), qui est le principal problème des pays en développement. Sur ce sujet, les engagements des pays développés sont au mieux troubles et confus, avec un groupe de 18 pays en développement critiquant "l’ambiguïté et le manque d’anticipation des offres faites sur la définition des personnes physiques, ainsi que sur les restrictions substantielles et les exigences attachées à ces offres". (7) Les tests de besoins économiques sont accentués, alors qu’il n’y a aucune clarté concernant l’allocation de visas et de permis de travail. De plus, les offres des pays développés concernent principalement les travailleurs qualifiés et laissent largement de côté les travailleurs moins voire peu qualifiés.

RETARDER L’AGENDA DU DEVELOPMENT

Tout comme la Déclaration de Doha de 2001, l’Accord-cadre de Juillet expédie les principales préoccupations des pays en développement.

1. Des problèmes exceptionnels se posent au regard de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) comme

– la révision de l’article 27.3(b) pour interdire le brevetage du vivant ;

– les relations entre l’ADPIC et la Convention sur la Biodiversité ;

– et la protection des savoirs et folklores traditionnels.

De toute façon, il n’y a dans l’Accord de Juillet qu’une volonté de poursuivre les négociations sans but précis, à part la proposition par les membres d’offres nouvelles ou révisées d’ici mai 2005. Il n’y a pas non plus de propositions de révision des articles 31(f) de l’ADPIC pour institutionnaliser la Déclaration de Doha mettant les problèmes de santé publique au dessus des droits de la propriété intellectuelle.

2. L’institutionnalisation des traitements spéciaux et différenciés, un principe clé du développement, n’a jamais semblé aussi loin, l’Accord-Cadre ne prévoyant que la poursuite du travail sur ces problèmes exceptionnels. La raison de cet immobilisme est que "les pays développés refusent de rendre effectifs et opérationnels les traitements spéciaux et différenciés (TDS) avant que les pays en développement les plus avancés ne soient plus qualifiés pour ces TDS. Cette prémisse est foncièrement bancale, car tous les pays en développement ont besoin de TDS, étant donné l’étendue de la pauvreté et le besoin de protéger les industries naissantes dans le monde en développement. Leur refuser des TDS reviendrait à leur retirer l’échelle. (8)

3. La mise en oeuvre a été un problème brûlant pour la plupart des pays en développement, en raison du processus compliqué et, pour beaucoup, du coût élevé pour adapter leurs politiques, règlements et lois commerciales et les rendre "compatibles OMC". Pourtant l’Accord-Cadre de Juillet ne mentionne aucun problème significatif de mise en oeuvre pour les pays en développement. Au contraire, le seul problème de mise en oeuvre considéré ne concerne guère que les pays développés : l’extension de protections complémentaires sur les indications géographiques (IG) pour les produits autres que les vins et spiritueux.

MÉTHODE: INTIMIDER ET DÉBORDER LE SUD

Comment un tel accord a t’il été possible après Cancun, où les pays en développement avaient semblé d’une certain façon être sur le point d’altérer l’équilibre des forces ?

La réponse a consisté à reprendre le contrôle des négociations grâce à la technique du "diviser pour mieux régner", des tactiques de négociation déloyales et, le plus important, un putsch institutionnel. Comme l’a remarqué Oxfam International, "le Conseil [de juillet 2004] était… caractérisé par un processus opaque, non-inclusif, dominé par les grandes puissances commerciales et caractérisé par la prise de risque et les jeux de pouvoir.” (9) La leçon : les procédures de l’OMC sont largement en défaveur du Sud.

DIVISION ET NEUTRALISATION DU G20

Le G20, groupe de grands pays en développement "a cassé le monopole sur les négociations commerciales précédemment détenu par les Etats-Unis et l’UE", d’après l’Ambassadeur brésilien Clodoaldo Hugueney au cours du Forum Social de Mumbai en Janvier 2004. Le G20 n’était pas seul, cependant, au côté du G33, principalement constitué de petits pays agricoles, et du G90, qui s’est formé en opposition aux "nouveaux problèmes [issus de Singapour]", qui ont aussi joué un rôle important. (10)

Initialement, la réponse américaine a été de poursuivre une route unilatérale en dehors de l’OMC suivant une double stratégie de tricotage d’accords de libre échange bi- et multilatéraux d’une part, tout en détruisant le G20 d’autre part. (11) Au printemps 2004 toutefois, la stratégie à deux voies de Washington était en peine. La Zone de Libre Echange Américaine dont elle rêvait n’a pu se concrétiser au sommet ministériel de Miami en novembre 2003, et Washington a aussi commencé à réaliser que des accords bilatéraux peuvent compléter mais en aucun cas se substituer à un cadre complet, multilatéral de libre échange pour promouvoir les intérêts commerciaux des grandes sociétés multinationales. En même temps, le G20, malgré quelques défections au départ, tenait bon.

Pour relancer l’OMC, Washington, travaillant conjointement avec Bruxelles, a changé de tactique. Au lieu de tenter de détruire ou de saper le G20, ils ont fait de ses leaders, le Brésil et l’Inde, la partie centrale des négociations agricoles, qui étaient l’obstacle clé à de nouvelles avancées de la libéralisation. C’est ainsi que s’est formé début avril le groupe informel appelé Groupe des Cinq Parties Concernées ou G5, composé des Etats-Unis, de l’UE, de l’Australie, du Brésil et de l’Inde. Le but affiché de cette manœuvre était d’organiser les discussions avec près de 100 pays en développement en les faisant "représenter" par le Brésil et l’Inde. Le G5, en résumé, était conçu comme une sorte de Chambre Verte, à ceci près que la représentation des pays en développement y était bien plus restreinte que dans la Chambre Verte normale. C’était en proche collaboration avec ce groupe restreint que le président du comité agricole de l’OMC, Tom Groser, a produit le texte concernant l’agriculture proposé dans l’Accord-Cadre de Juillet.

La stratégie euro-américaine était apparemment d’amener le Brésil et l’Inde dans le noyau des négociations, et là d’accéder aux principales demandes de ces pays de façon à les désolidariser du reste des pays en développement. La principale demande de l’Inde était d’éviter la "Formule Suisse" de réduction des taxes douanières qui aurait impliqué de plus fortes baisses sur ses taxes agricoles les plus élevées comparées aux autres taxes, ce sur quoi elle était en accord avec l’Union Européenne. Selon l’un des négociateurs des pays en développement, le principal but de l’Inde pendant le Conseil Général était de protéger ses taxes et elle n’allait pas être très virulente concernant le problème de la suppression des subventions agricoles de façon à ne pas mettre en péril le soutien par l’Europe de sa position concernant les taxes. (12) L’UE et l’Inde étaient satisfaites d’une approche comme celle du "Cycle de l’Uruguay" de réduction moyenne des taxes sur tous les produits agricoles et non de réduction des taxes agricoles les plus élevées. Une telle formule, selon eux, leur permettrait de maintenir des niveaux de taxes suffisamment élevés pour que leurs produits les plus protégés puissent survivre un nouveau cycle de réduction. Pour d’autres pays en développement, par contre, une approche comme celle du Cycle de l’Uruguay serait déjà trop drastique, comme le Honduras, le Sri Lanka et l’Indonésie.

D’un autre côté, la suppression des subventions agricoles était la principale préoccupation du Brésil, et il a sur ce point obtenu satisfaction – ou du moins l’a-t-il cru. Le texte final annonçait la suppression progressive des subventions à l’export ainsi que de certaines catégories de crédits à l’export. Le grand gagnant de cette suppression progressive est prétendument le Brésil, avec des gains estimés à 10 milliards de dollars. D’après le Ministre des Affaires Etrangères brésilien, Celso Amorim, la décision de Juillet constituait le "début de la fin" des subventions à l’export. Pourtant, comme vu précédemment, les "gains" brésiliens ne seront définitivement garantis qu’à travers les modalités des négociations. Une échéance spécifique précise pour l’élimination des subventions à l’export ne sera fixée que lors de la prochaine phase des discussions. De plus, même quand une suppression est prétendument effective, on a déjà vu l’UE remplacer des subventions à l’export par des subventions indirectes à l’export au moyen de paiements directs aux agriculteurs grâce à la Boite Verte. C’est d’ailleurs le but de l’actuelle réforme de la Politique Agricole Commune (PAC). De plus, l’Accord-Cadre n’a pas touché à la Boite Verte, qui abrite jusqu’à 72 pourcent du total des subventions américaines. Même les analystes les plus optimistes ne peuvent garantir que le niveau global de subvention des deux géants agricoles diminuera. En fait, on prévoit même plutôt un maintien de ces niveaux, voire leur augmentation.

Ce n’est pas que l’Inde et le Brésil n’aient pas été sensibles aux revendications des autres pays en développement. En fait, leurs consultations de différents groupes de pays en développement ont même été portées à leur crédit. C’est seulement qu’en devenant des acteurs centraux de l’élaboration de l’Accord-Cadre proposé, ils s’étaient mis dans une situation impossible. Et plus la défense de leurs propres intérêts les a vu s’éloigner d’une stratégie de promotion des intérêts de la majeure partie des pays en développement, plus ils ont clamé haut et fort que l’Accord-Cadre de Juillet sur l’agriculture était une victoire pour le Sud. Preuve du prestige de l’Inde et du Brésil au sein des autres pays du Sud, ce n’est que tardivement, quelques semaines après l’Accord de Juillet, que la réalité a commencé à s’imposer à beaucoup de pays en développement qu’ils avaient été débordés.

Avec un accord cadre sur l’agriculture – le domaine de négociations le plus critique pour beaucoup de pays en développement – en place, les superpuissances commerciales ont créé l’élan pour pousser les pays en développement à des accords sur l’AMNA, sur les services, sur la facilitation du commerce et dans d’autres domaines.

Menaces voilées, jeux de pouvoir, mais aussi stratégies de négociation machiavéliques de la part de l’Union européenne et des Etats-Unis sont tout autant de raisons qui ont entraîné le revers subi par les pays en développement. Les manoeuvres des superpuissances commerciales ont été élaborées pour placer les pays en développement sur la défensive. En oeuvrant main dans la main de façon coordonnée, elles ont souvent réussi à prendre l’avantage dans les négociations, face à un plus grand groupe de pays dont les intérêts divers et variés ont dû être laborieusement conciliés afin d’obtenir des positions communes.

C’est par exemple dans le cadre des discussions sur les subventions de « catégorie bleue » dans l’agriculture que Washington a su très habilement tirer parti de cet avantage. Pour être autorisés à verser davantage de subventions de catégorie bleue à leurs agriculteurs, les Etats-Unis ont tout d’abord détourné l’attention des pays en développement en leur demandant de réduire leurs mesures de "soutien interne minimal" (pourcentage autorisé de subventions à la production). Ainsi placés en position de défensive, les gouvernements des pays en développement ont dépensé tant d’énergie pour justifier leurs subventions qu’ils ont poussé un soupir de soulagement lorsque les Etats-Unis ont reculé et leur ont proposé un compromis sur ce sujet, en échange de leur accord sur l’augmentation des subventions de catégorie bleue.

De même, juste avant la réunion du Conseil général, l’Union européenne a subitement introduit sa proposition sur les "produits sensibles" visant à protéger quelque 20 à 40 pour cent de sa production contre d’importantes réductions de tarifs douaniers. Craignant que l’Union européenne rejette leur demande de protéger certains "produits spéciaux" ou certains biens essentiels à leur sécurité alimentaire, les négociateurs des pays en voie de développement ont donné leur accord.

COUP D’ETAT INSTITUTIONNEL

Mais la victoire la plus importante des superpuissances commerciales en matière de procédures est probablement d’avoir réussi à transférer l’organe de prise de décisions de la Conférence ministérielle vers le Conseil général. Evidemment, le concours de gouvernements influents tels que l’Inde ou le Brésil a été nécessaire.

Après l’échec de la Conférence ministérielle de Cancun, les gouvernements des pays en développement se sont semble-t-il rendu compte que la Conférence ministérielle, le premier mécanisme de prise de décisions de l’OMC, en était également le talon d’Achille. La règle du consensus de l’OMC, processus géré selon Fred Bergsten, partisan de l’OMC, par la "Quadrilatérale" (Etats-Unis, Union européenne, Japon et Canada), fonctionne mieux dans un cadre plus restreint où la transparence est absente. Dans un cadre plus grand et plus ouvert, elle peut conduire à un désastre pour les superpuissances.

Les Conférences ministérielles, et les superpuissances commerciales en ont pris toute la mesure, mènent à la débâcle pour plusieurs raisons :

– Elles attirent les citoyens et les groupes de citoyens et soumettent ainsi les négociateurs à la pression populaire.

– Elles garantissent la présence de la presse et obligent ainsi à davantage de transparence dans les comptes rendus.

– Elles mettent en lumière la contradiction existant entre les réunions formelles, réservées aux discours, et les réunions informelles, où les vraies décisions sont prises, raison pour laquelle on accuse l’OMC d’être non-transparente et anti-démocratique.

– Elles font intervenir des représentants des gouvernements nationaux, tels que ministres du commerce et ministres de l’environnement, dont un grand nombre sont d’une part plus sensibles à la pression populaire que les négociateurs basés à Genève, et d’autre part moins familiers de la culture des négociations de Genève.

L’interaction entre ces éléments a permis l’échec de la troisième Conférence ministérielle de Seattle et celui de la cinquième Conférence ministérielle de Cancun, la mobilisation de la société civile ayant joué un rôle décisif à Seattle. A Doha au Qatar, l’absence de l’un de ces éléments essentiels (mobilisation de la société civile), a contribué à la réussite de la conférence ministérielle, qui fut un désastre pour les pays en développement. (14)

En s’appuyant sur la conférence de Doha, et avec l’accord de pays influents tels que l’Inde ou le Brésil, les superpuissances commerciales ont manoeuvré pour que le Conseil général, qui se réunit généralement à Genève, prenne les décisions majeures appartenant traditionnellement à la Conférence ministérielle. La réunion du Conseil à Genève, en plein coeur de l’été, a rassemblé pour l’essentiel des négociateurs professionnels et d’autres représentants gouvernementaux non issus des ministères. Seuls 40 représentants de niveau ministériel sur 147 personnes auraient été en effet présents. Facteur tout aussi important, on ne vit qu’une poignée d’organisations issues de la société civile, et les rares structures présentes furent empêchées de manifester par la police suisse. Plusieurs d’entre elles reçurent même l’interdiction d’assister aux débats de l’OMC, ce qui limita considérablement leur action sur les délégués.

Le Conseil général de juillet fut donc réellement un coup d’Etat institutionnel, pouvant constituer un précédent pour les prises de décisions futures. La CNUCED a émis l’avertissement suivant :

"Le fait que l’accord-cadre ait été décidé au niveau du Conseil général avec une petite participation ministérielle soulève des questions sur le rôle relatif des Conférences ministérielles. Au vu des échecs de Seattle et de Cancun, le rôle des Conférences ministérielles sera probablement de plus en plus limité aux bilans, à la stimulation des processus de négociations et à la ratification d’accords pré-établis par le Conseil général. Il est donc tout à fait possible que la sixième Conférence ministérielle de Hong Kong se transforme en une réunion de bilans et que les prises réelles de décisions soient transférées à une réunion du Conseil général précédant ou suivant la Conférence ministérielle." (15)

STRATEGIE DE MISE EN ECHEC POUR HONG KONG

La dynamique résultant de l’accord-cadre de juillet rend tout à fait improbable l’obtention par les pays en développement d’une décision ministérielle servant leurs intérêts. La guerre psychologique, si intense durant les préparatifs de l’accord de juillet, a déjà commencé. D’ores et déjà, des groupes de pays développés ont annoncé que si les propositions des pays pauvres en matière de services n’étaient pas meilleures, "Hong Kong serait un échec". (16) De même, lors d’une réunion récente à Mombassa au Kenya, les pays en développement ont plaidé pour un traitement spécial et différencié (Special and Differential Treatment, SDT) et ont obtenu la même réponse : les pays en développement les plus avancés ne devraient plus bénéficier du SDT. (17) De plus, rien ne laisse pour l’instant présager que l’Union européenne sera disposée, à Hong Kong, à définir une date précise pour la fin des subventions aux exportations. (18) Les Etats-Unis, de leur côté, ont répété que des concessions sur le mode 4 de l’AGCS n’étaient pas à l’ordre du jour. (19)

La "guerre psychologique" entre les Etats-Unis et l’Union européenne a malheureusement des retombées sur le Sud. Au lieu de résister à la pression exercée par le Nord, le G20 a affirmé dans sa déclaration finale clôturant la réunion de New Delhi au cours de la troisième semaine de mars 2005, qu’un accord sur les modalités de la Conférence ministérielle de Hong Kong devait être compatible avec l’accord-cadre de juillet et en accord avec la Déclaration de Doha ; que les négociations sur l’agriculture devaient être "intensifiées pour stimuler les avancées dans tous les autres domaines de négociations" (demande permanente des Etats-Unis et de l’Union européenne) ; et qu’une première "ébauche" des modalités devait être prête pour la réunion du Conseil général de juillet 2005.

Les possibilités d’obtenir une conclusion au cycle de Doha favorable aux intérêts des pays en développement sont faibles. L’unique stratégie viable est donc d’empêcher un accord ministériel qui ne ferait que perpétuer les inégalités du système actuel. A Cancun, les pays en développement et la société civile sont finalement arrivés à la conclusion que l’absence d’accord valait mieux qu’un mauvais accord. L’accord de juillet servant déjà de cadre au document ministériel de Hong Kong, la stratégie de mise en échec n’en apparaît que plus justifiée aujourd’hui. L’absence d’accord est préférable à un mauvais accord puisque le seul accord possible accentuerait davantage le sous-développement, la marginalisation et la paupérisation du Sud.

NOS FAIBLESSES

Toutefois, pour réussir à mettre en place cette stratégie, nous devons tout d’abord être conscients des faiblesses des mouvements pro-développement.

Premièrement, la fragile unité existant entre les pays en développement, que l’Europe et les Etats-Unis ont su exploiter en cooptant le Brésil et l’Inde dans le G5.

Deuxièmement, même si la coordination de la société civile internationale au cours des Conférences ministérielles s’est avérée impressionnante, il existe un manque de suivi entre ces conférences. Cette lacune sera particulièrement inquiétante pendant les préparatifs de Hong Kong. Ceci s’explique par le fait que les formations et les campagnes des sociétés civiles nationales consacrées à l’OMC et pouvant exercer une pression constante sur leurs gouvernements sont encore très peu nombreuses.

Troisièmement, les négociations de l’accord-cadre de juillet ont révélé l’absence inquiétante à Genève d’une capacité de mobilisation de la société civile pouvant se combiner à des opérations de lobbying. Il sera capital de combler cette lacune lors des négociations des principaux comités, qui se dérouleront à Genève en vue d’étoffer l’accord-cadre de juillet d’objectifs concrets et de clarifications constructives avant l’échéance de Hong Kong.

Enfin, plus que pour toute autre conférence ministérielle, il faudra à Hong Kong une coordination optimale entre les pressions internes sur les délégations, les protestations sur le site même de la conférence et les manifestations de rue. L’absence de coordination entre certains réseaux de la base du pays hôte fut assez gênante lors des mobilisations de Cancun, bien qu’heureusement elle ne fût pas un obstacle à une action unifiée sur le terrain.

NON A UNE CONFERENCE MINISTERIELLE DE BILANS

Si la mise en échec de la conférence reste l’objectif stratégique essentiel, il faut tout d’abord s’assurer que cette conférence porte sur des prises de décisions et qu’elle n’est pas transformée par les pays développés en une séance de bilans dont les résultats viendraient alimenter une réunion du Conseil général semblable à celle de juillet 2004. Ce risque ne doit pas être sous-estimé puisque, ainsi que nous l’avons déjà souligné, les grandes puissances commerciales ont développé une certaine paranoïa vis-à-vis des grandes mobilisations qui, au plus fort des négociations, peuvent influencer d’une manière incontrôlable la position des pays en développement.

EVITER LE CONSENSUS

En supposant que la conférence ministérielle demeure une conférence de prises de décisions, le mouvement doit se concentrer sur le point essentiel de vulnérabilité du processus de prise de décisions à l’OMC, c’est-à-dire la règle du consensus. Concrètement, cela signifie qu’il faudra empêcher l’émergence d’un consensus dans n’importe quel domaine majeur de négociations, soit avant ou pendant la conférence de Hong Kong. Plus tôt le blocage interviendra dans les négociations, plus les pays en développement y gagneront.

PROPOSITIONS DE SLOGANS ET DE THEMES

La stratégie de mise en échec de la conférence par le blocage de tout consensus implique de nombreux niveaux d’activités, niveaux devant être articulés entre eux. D’où l’importance des slogans qui devront synthétiser les objectifs de la campagne. Les points suivants devraient remplir cette fonction :

– mise en échec du cycle de Doha sur l’anti-développement

– mise en échec de la Conférence ministérielle de Hong Kong sur l’anti-développement

– rejet de l’accord-cadre de juillet de l’OMC sur l’anti-développement

– arrêt des négociations de l’Accord sur l’Agriculture

– refus des processus de prise de décisions anti-démocratiques et non-transparents de l’OMC

Les thèmes créent ou fournissent la logique des slogans. Ils doivent clairement synthétiser ce qui n’est pas acceptable dans l’accord-cadre de juillet, accord qui encadrera, d’une part, le comité permanent et les mini-débats ministériels précédant Hong Kong et, d’autre part, la Conférence ministérielle de Hong Kong elle-même. A partir de l’analyse présentée ci-dessus, nous suggérons les thèmes suivants :

1. L’Accord-Cadre sur l’Agriculture n’est qu’une vaste entreprise de dumping qui vise les pays en développement et qui accentuera l’exode massif des petits paysans auquel on assiste avec l’actuel Accord sur l’Agriculture.

2. Le NAMA (Non-Agricultural Market Access ; accès au marché des produits non-agricoles) est une prescription pour la désindustrialisation des pays en développement, la hausse du chômage et la faillite des petites et des moyennes entreprises ainsi que des grandes entreprises nationales.

3. L’accord-cadre de juillet produit une pression injustifiée sur les pays en développement pour qu’ils ouvrent leur secteur des services au contrôle des sociétés transnationales.

4. Les négociations sur la facilitation du commerce constituent une brèche pour les autres thèmes, bien plus dangereux – thèmes nouveaux ou thèmes de Singapour (investissement, politique de la concurrence, marchés publics).

5. L’accord-cadre de juillet rend prioritaire les objectifs des pays développés et ignore les priorités des pays en développement, soit le traitement spécial et différencié et les questions de mise en oeuvre.

LIEUX DE LUTTE

La mise en échec de la conférence ministérielle sera une opération complexe qui devra associer des campagnes de masse à l’échelle nationale à du lobbying et des mobilisations basées à Genève. Ceci devrait déboucher, pendant la Conférence ministérielle de la mi-décembre, sur des opérations de lobbying et des actions de masse coordonnées entre elles, à Hong Kong et ailleurs.

GENEVE

Les actions basées à Genève seront essentiellement des opérations de lobbying et de pression visant les négociateurs et le secrétariat de l’OMC, bien que l’importance de la base ne doit pas être ignorée, surtout aux moments clé des négociations. Nous recommandons ces principales tactiques de lobbying et de pression :

– Soulever la question des procédures et de la démocratie en dénonçant le Conseil général qui usurpe les fonctions de la Conférence ministérielle. Dénoncer et s’opposer aux efforts visant à faire de Hong Kong une réunion de bilans plutôt qu’une réunion de prise de décisions.

– Faire en sorte que les discussions du Conseil général et des principaux comités (agriculture, NAMA, facilitation du commerce et AGCS) débouchent sur une impasse. Bien entendu, ceci est à coordonner avec les campagnes de masse au niveau national destinées à faire pression sur les négociateurs pour qu’ils renoncent à faire des concessions sur des questions importantes ou de procédure (concessions faites dans le but de faire progresser les négociations).

– Faire pression sur l’Inde et le Brésil pour qu’ils quittent le G5, et sur tous les pays (ex. : G20 et UE) pour dissoudre le G5. Il faut pour cela encourager d’autres pays en développement à se prononcer librement contre le G5 qui constitue le principal forum de négociations sur les intérêts agricoles de l’ensemble des pays en développement. Nous sommes face ici à une certaine urgence car le processus du G5 a repris à la suite de la mini-conférence ministérielle du Kenya début mars, avec la même dynamique. Selon une dépêche de l’IATP/TIP (TIP = PIC : Projet d’Information sur le Commerce) relative aux événements de Genève, les implications liées à ce processus ne constituent pas seulement un danger pour les négociations sur l’agriculture : "Certaines sources à Genève indiquent que ce type de processus – avec la participation éventuelle de quelques autres pays clé – pourrait fournir un modèle à d’autres domaines de négociations, comme par exemple le NAMA. Cette approche montre la tendance constante des membres de l’OMC à mener des négociations qu’ils disent être menées au nom de tous, mais qui ne représentent en réalité que les intérêts des grandes puissances." (20)

– S’opposer à toute autre mini-conférence ministérielle et à tout autre processus informel de prise de décisions. Présentées comme nécessaires pour faciliter le processus de décision, les mini-conférences ministérielles de l’OMC, auxquelles une poignée de pays soigneusement sélectionnés sont invités, sont en réalité des réunions informelles organisées pour ébranler le processus formel de prise de décisions fondé sur la règle de la majorité. Bien entendu, les mini-conférences ministérielles sont souvent utilisées pour prendre des décisions défavorables au Sud. (21) En 2005 déjà, une mini-conférence a eu lieu à Davos en Suisse, fin janvier, et une autre à Mombassa au Kenya, début avril. Une mini-conférence sur le NAMA est prévue à Tokyo le 10 avril et une autre à Paris les 3-4 mai.

Il faut également s’opposer aux groupes informels de prise de décisions, tels que les réunions de hauts fonctionnaires (SOM : Senior Officials Meetings). Une SOM, organisée par le Canada, aura lieu à Genève les 18 et 19 avril et devrait réunir environ 30 pays.

A l’approche de la conférence de Hong Kong, cette prolifération de réunions informelles dominées par le Nord montre que le processus de prise de décisions devient de plus en plus informel et non-transparent, ceci afin de masquer l’intensification des pressions exercées sur les pays en développement dont on attend des concessions.

– Faire pression sur le Brésil et l’Inde pour qu’ils renoncent à toute initiative unilatérale et pour qu’ils coordonnent leur action non seulement avec d’autres membres du G20, mais aussi avec d’autres groupes, tels que le G33 et le G90.

– Faire pression sur le G20 pour qu’il lance une intense résistance collective à l’Accord-Cadre sur l’Agriculture et au NAMA principalement.

– Faire pression sur le G33 pour qu’il s’oppose et résiste aux efforts de l’UE pour imposer la catégorie des produits sensibles, et pour qu’il dénonce le manque d’engagement réel des pays développés sur les mécanismes de protection spécifiques et les produits spéciaux.

– Faire pression sur le G90 pour qu’il bloque les négociations sur la facilitation du commerce en qualifiant ces négociations de porte ouverte à de nouveaux thèmes plus dangereux.

– En raison de la centralisation des négociations à Genève, créer un comité/réseau de mobilisation locale qui pourra faire appel aux groupes européens dans le cadre de manifestations et actions de masse à Genève et à Bruxelles.

CAMPAGNES NATIONALES DE MASSE

A ce niveau, les priorités doivent être les suivantes :

– Dévoiler le programme des transnationales qui se cache derrière l’Accord sur l’Agriculture (AsA), le NAMA et l’AGCS.

– Se concentrer sur l’organisation de campagnes nationales de masse complètes contre l’accord-cadre de juillet. Ceci signifie que les ONG consacrées à l’OMC devront se rapprocher des syndicats, des associations de paysans et des autres mouvements sociaux.

– Créer ou intensifier les opérations de lobbying sur les législateurs et les organisations commerciales et coordonner cette action avec les campagnes de masse à l’échelle nationale.

– Coordonner le lobbying et les campagnes de masse menés à l’échelle nationale avec la pression exercée sur les négociateurs de Genève, lors des moments les plus critiques.

– Travailler main dans la main avec les médias pour qu’ils rendent compte de manière plus critique des procédures de l’OMC.

HONG KONG, JOUR J, DECEMBRE 2005

La conférence de Hong Kong doit être considérée non comme le commencement, mais comme le point culminant d’un processus international commencé plusieurs mois auparavant.

Comme à Cancun, le nombre fera la différence. Il ne faut donc s’épargner aucun effort pour attirer des millions de manifestants du monde entier, mais plus particulièrement du Nord, de l’Asie du Sud-Est et de Hong Kong même. La mobilisation d’un grand nombre de manifestants à Hong Kong doit représenter un point essentiel du programme de campagnes de masse de niveau national, surtout en Asie du Nord-Est et du Sud-Est. Des manifestations de masse doivent être organisées dans d’autres parties du monde, conjointement à des actes de désobéissance civile. Ces actions doivent être synchronisées avec celles de Hong Kong.

Nous devons nous préparer non seulement à des manifestations et à des teach-ins, mais aussi à une désobéissance civile massive. A cet égard, les organisateurs doivent être prêts à faire appels aux autorités de Hong Kong sur la question du respect des droits individuels et civils pour créer un espace maximal pour les divers types d’actions de masse.

En s’appuyant sur les nombreuses réussites du réseau OWINFS (Our World Is Not For Sale ; Notre monde n’est pas à vendre), les stratégies de lobbying sur le lieu de la conférence, les protestations de la société civile dans les locaux de la conférence, les manifestations de masse et les actes de désobéissance civile en dehors des réunions ministérielles devront être coordonnés de manière souple mais efficace.

Le réseau HKPAAWTA (Hong Kong People’s Alliance against the WTO ; Alliance du peuple de Hong Kong contre l’OMC) doit jouer le rôle du centre de coordination des grandes opérations.

Les maîtres mots de ces actions de masse et de lobbying doivent être une large coordination unitaire et une flexibilité stratégique.

NE PAS OUBLIER LE SECOND FRONT

Si la Conférence ministérielle de Hong Kong doit rester l’objectif principal, il faut garder à l’esprit que l’OMC n’est que l’un des deux fronts sur lesquels les superpuissances commerciales poursuivent leur programme de libéralisation du commerce. Le second front se situe sur les accords régionaux et bilatéraux, comme le FTAA (Free Trade of the Americas ; Accord de libre-échange des Amériques) et le US-Thailand Free Trade Agreement (Accord de libre-échange Etats-Unis – Thaïlande). La tendance est inquiétante. On compte aujourd’hui 215 accords de libre-échange régionaux en vigueur et leur nombre devrait dépasser les 300 d’ici 2007. (22) La plupart sont des accords régionaux Nord-Sud "où les négociations ont tendance à renforcer davantage l’accès au marché et les normes de régulation que les négociations menées à un niveau multilatéral." (23) Ainsi, même si nous sommes en train de concentrer nos efforts sur l’OMC, il ne faut pas baisser la garde face aux tentatives des pays développés de parquer les pays en développement dans des FTA (Free Trade Areas ; zones de libre-échange) et des RTA (Regional Trade agreements ; accords commerciaux régionaux).

En même temps, ne nous laissons pas leurrer en croyant que l’OMC est plus « convenable » que les FTA et les RTA simplement parce qu’elle est un forum multilatéral avec des « règles universelles » auxquelles tout pays, grand ou petit, doit se conformer. Si l’on se base sur les récentes manoeuvres diplomatiques des Etats-Unis et de l’Union européenne, les FTA et les RTA sont considérés comme des structures complémentaires et non incompatibles à l’OMC, dans la mesure où ils défendent les intérêts des puissances commerciales. L’OMC définit un niveau initial de libéralisation obligatoire que les RTA peuvent ensuite étendre.

ALTERNATIVES

L’adoption d’une stratégie de mise en échec conduit inévitablement à se poser la question de l’alternative. Il s’agit bien entendu d’un travail en cours, bien que beaucoup d’entre nous puissent déjà proposer des ébauches de stratégies. Si nous sommes engagés dans ce processus, il faut alors en souligner les principales idées :

– L’OMC est une organisation relativement récente et le commerce mondial a bien fonctionné sans une institution centralisée et un ensemble de règles, avant sa création en 1995.

– L’alternative à une institution mondiale centralisée telle que l’OMC n’est pas le chaos, comme les grandes puissances commerciales voudraient le faire croire, mais davantage d’espace qui permettrait aux pays d’adopter des stratégies différentes répondant aux valeurs, aux priorités et aux rythmes de leur société (en opposition au modèle néo-libéral "taille unique" imposé par l’OMC).

– Les intérêts des pays en développement doivent être servis par un système pluraliste de gouvernance économique mondiale dans lequel de nombreuses institutions, telles que la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), l’Organisation internationale du travail, les accords environnementaux multilatéraux, les blocs économiques régionaux ainsi qu’une OMC radicalement amoindrie et amputée d’une bonne partie de son pouvoir se contrôlent mutuellement et s’équilibrent en fournissant ainsi aux pays "l’espace de développement" dont ils ont besoin.

– Les blocs économiques régionaux formés sur le principe de la subordination du commerce au développement et de la coordination des activités économiques non commerciales dans le respect du principe de subsidiarité (la production doit être autant que possible locale) peuvent être une composante essentielle de l’alternative à la gouvernance centralisée de l’OMC axée sur la mondialisation néo-libérale.

CONCLUSION

A l’approche de la Conférence de Hong Kong, les enjeux sont de taille. L’OMC, moteur de la libéralisation du commerce et des secteurs économiques majeurs comme l’investissement, pourrait en sortir plus puissante. Elle pourrait aussi échouer une troisième fois et devenir à jamais paralysée dans son rôle d’agent de la mondialisation néo-libérale. Hong Kong pourrait être le Stalingrad de l’OMC, ses derniers instants de gloire avant la décadence, l’heure où le désir de la terrasser prendrait le dessus. Le résultat, dans une grande mesure, dépend de nous, de notre détermination, de notre stratégie, de nos tactiques.

* Focus remercie Aileen Kwa et Alexandra Strickner pour l’aide apportée à la rédaction de cet article.

1. C. Fred Bergsten, Director of Institute of International Economics, témoignage devant le sénat des Etats-Unis, Washington, DC, 13 octobre 1994.

2. Oxfam International, “Arrested Development? WTO July Framework Agreement Leaves Much to be Done,” août 2004, p. 1.

3. Beaucoup d’organisations de la société civile estiment que le problème des négociations agricoles va au delà des efforts européens et américains pour conserver leurs subventions. Ces organisations considèrent que même si les Etats-Unis et l’UE en finissaient avec les subventions, le cadre du libre échange resterait au detriment des petites paysans qui devraient se convertir à l’agriculture exportatrice au lieu de conserver l’agriculture vivrière. Dans ce processus de libre échange, les économies d’échelle, les besoins en capitaux et les conséquences du marché aboutiront à l’exode rural des petits paysans et à la concentration de la production sous un modèle productiviste. Dans le cadre de l’OMC, les petits paysans seraient également soumis au regime des patentes qui avantagent l’agrobusiness du Nord. Pour toutes ces raisons, beaucoup d’organisations paysannes, à l’image de Via Campesina, ne considèrent pas que l’OMC soit un cadre acceptable pour defender l’intérêt des petits paysans, au Nord comme au Sud.

4. Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), en anglais "United Nations Conference on Trade and Development" (UNCTAD), “Review of Developments and Issues in the Post-Doha Work Program of Particular Concern to Developing Countries: a Post-UNCTAD XI Perspective,” Note du secrétariat de la CNUCED, 31 août 2004, p. 12.

5. Alexandra Strickner, IATP, Intervention pendant le FSM, Porto Alegre, 29 janvier 2005

6. Estimation del’UNCTAD, p. 13, et “Countries Warn on Services Market Access, Fear Hong Kong Failure,” Inside US Trade, Dec. 10, 2004

7. UNCTAD, p. 14.

8. Oxfam International, “One Minute to Midnight: Will WTO Negotiations in July Deliver a Meaningful Agreement?,” Oxfam Briefing Paper, No. 65, Juillet 2004, p. 8

9. Oxfam International, “Arrested Development…,” p. 1

10. Voir position développées dans l’article de Walden Bello et Aileen Kwa, “G 20 Leaders Succumb to Divide and Rule Tactics: the Story Behind Washington’s Triumph in Geneva ,” Focus on the Global South website, 10 août 2004 :http://www.focuweb.org/main/html/Artcile 408.html? En fait, comme Dot Keet nous l’a rappelé le 30 janvier 2005 à Porto Alegre, pendant le FSM, cela a été le G 90, et non le G 20, qui a trace le chemin qui a mené à l’échec du sommet ministerial de Cancun that started the walkout that brought down the Fifth Ministerial.

11. Walden Bello et Aileen Kwa. Cela est développé dans l’ouvrage de Walden Bello , Dilemmas of Domination: the Unmaking of the American Empire ( New York : Metropolitan, 2005), pp. 179-192

12. La position du gouvernement indiens sur les subventions agricoles a été diluée par son alliance informelle avec l’UE après la conference de Doha, avant que l’UE abandonment les indiens pour s’aligner sur une position négociée avec les Etats-Unis.

13. Bergsten.

14. Ildoit être rappelé un facteur conjoncturel jouant contre les pays en voie de développement : le contexte post 11 septembre utilisé par les Etats-Unis pour proclamer qu’un échec des négociations multilatérales provoquée par ces pays équivaudrait à un soutien au terrorisme.

15. UNCTAD, p. 7

16. “Countries Warn on Services Market Access…,” Inside US Trade, 10 décembre 2004

17. Washington Trade Daily, 7 mars 2005.

18. Devant les fortes reactions des pays en voie de développement l’UE pourrait échelonner cette decision. Mais, comme nous l’avons déjà precise, les subventions agricoles continueront à travers d’autres canaux comme les "Blue Box" ou "Green Box".

19. “Countries Warn on Services Market Access…,” Inside US Trade, 10 décembre 2004

20. Carin Smaller, “Too Much, Too Fast: What Happened to the Doha Development Agenda,” Trade Information Project/Institute for Agriculture and Trade Policy Geneva Office, 24 mars 2005.

21. Cf. Fatoumata Jawara et Aileen Kwa, Behind the Scenes at the WTO ( London : Zed, 2003), p. 280.

22. UNCTAD, p. 19

23. Ibid.