25/05/2021
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par Walden Bello

Traduit par Christophe Aguiton et Nicola Bullard

Capital et idéologie de Thomas Piketty est une vaste exploration des origines, du maintien et de la persistance des inégalités qui s’étend sur 1100 pages.  Dans le but de rendre l’économiste français plus accessible, Focus on the Global South a publié Lecture de Piketty I : un résumé concis et complet de Capital et Idéologie. Publié en janvier 2021, il s’agissait d’un résumé direct, avec un minimum de commentaires, qui visait à présenter les idées de Piketty de manière aussi objective et équitable que possible.

Cette publication complémentaire, Lecture de Piketty II, passe de la présentatipon de Capital et Idéologie à son évaluation critique.

Capital et idéologie ne s’inscrit pas dans la tradition du marxisme, mais dans celle des écoles radicales et progressistes de la pensée sociale américaine, dont les pionniers étaient le philosophe radical Thomas Skidmore, au début du XIXe siècle, et l’économiste progressiste Henry George, à la fin du XIXe siècle.  Piketty et ses prédécesseurs radicaux et progressistes considèrent la terre et d’autres formes de richesse comme des actifs appartenant à la société mais dont les fruits sont injustement appropriés par des intérêts privés.

La volonté de monopoliser la richesse n’est pas principalement motivée par la dynamique du capitalisme mais par une idéologie “propriétariste”, dont la dynamique centrale consiste à étendre sa portée au-delà de la terre à de nouvelles formes de richesse telles que les actions et les obligations et à légitimer leur appropriation par des intérêts privés.  Bien qu’il considère l’idéologie comme un élément central de l’inégalité, l’approche de Piketty met trop l’accent sur la socialisation des personnes par une idéologie et sa transmission générationnelle comme un processus rationnel et calculé.  En fait, il existe un attachement à la propriété privée qui traverse les classes, un attachement qui a une base non rationnelle, voire irrationnelle.

Un rôle central dans la formation d’une idéologie propriétariste qui reste très puissante a été joué par le philosophe anglais du 17ème siècle John Locke.  Transmise culturellement au fil des générations, l’influente “théorie du travail” de Locke sur la valeur de la terre, qui répondait initialement principalement aux intérêts de la petite bourgeoisie rurale et urbaine, a constitué un obstacle majeur à la solidarité de classe entre ceux qui sont lésés par l’accumulation de la richesse.  En même temps qu’elles militaient contre la solidarité fondée sur la classe, les idées de Locke soutenaient la solidarité raciale en privilégiant les Blancs dans la jouissance des droits de propriété et des droits politiques.

Pour contrer le propriétarisme, Piketty propose un programme global d’imposition des riches fondé sur le principe de la restitution à la société des richesses qu’ils ne possèdent que temporairement et de l’affectation des recettes aux prestations sociales, à un revenu de base universel et à une dotation universelle en capital.  Cette “contre-idéologie” est toutefois handicapée par le fait qu’elle ne reconnaît pas la puissance de ce que l’éminent spécialiste du libéralisme Louis Hartz a appelé le “lockéisme irrationnel” des Américains et qu’elle ignore l’emprise idéologique écrasante de la suprématie blanche.  Il n’est pas ancré dans l’articulation concrète complexe de la propriété, de l’inégalité et de l’idéologie.

Le lockéisme irrationnel, avec l’affaiblissement de la solidarité de classe, et le suprémacisme blanc se nourrissent l’un de l’autre.  La façon de les affaiblir à l’heure actuelle est d’affronter de front l’héritage du suprémacisme blanc avec une coalition intersectionnelle basée sur des intérêts communs visant à surmonter les inégalités de race, de classe et de genre et à sauver l’environnement, et avec un appel à tous basé sur les valeurs fondamentales partagées d’égalité, de liberté et de justice.