http://www.solidarites.ch/journal/index.php3?action=4&id=102&aut=45

Walden Bello*

Dans de nombreux pays en voie de développement, les compagnies électriques centralisées et étatiques sont embourbées dans la mauvaise gestion, la corruption et la dette. Et, pays après pays, des agences multilatérales influentes comme la Banque de développement asiatique (ADB) et la Banque mondiale, o­nt inventé une prétendue panacée: la privatisation et la déréglementation. C’est le cas en Inde, en Thaïlande et aux Philippines.

Mais le débat étatisation / privatisation, occulte la complexité de la crise qui touche la production et la distribution d’électricité dans le Tiers Monde.

Car ce qui sous-tend les problèmes de régies publiques géantes comme l’Electricity Generating Authority of Thailand (E-gat) ou la National Power Corporation (Napocor) des Philippines, n’est pas l’«inefficacité naturelle» d’entreprises gérées par l’Etat, mais la crise du paradigme sur lesquelles elles sont fondées, celui de l’électrification centralisée.

 

Une symbiose destructive

Les technologies centralisées sont inextricablement liées à la politique de domination de ces pays par les dominants du Centre – par des technocrates, des élites urbaines et des grandes entreprises locales et étrangères. Derrière la crise de ces technologies, il y a le fait qu’une vieille alliance développementaliste se délite, une alliance entre technocrates, agences multilatérales et sociétés privée. Ceux-ci, au nom de la modernité et de la recherche de profits, avaient entrepris d’imposer des technologies dévastatrices aux pays en voie de développement. L’industrie de l’électricité, en particulier, illustre cette symbiose destructive entre «modernité» et profit. Une des premières manifestations de l’idée que la production et la distribution d’électricité étaient un critère central de modernité a été le fait de Lénine en 1921 avec sa définition du socialisme comme le pouvoir des soviets plus l’électrification. Mais, les disciples de Lenine n’ont pas été les seuls à mettre l’électrification au centre de leur projet de société. Jawaharlal Nehru, la figure dominante de l’Inde d’après guerre, considérait les barrages comme les «temples de l’Inde moderne». Comme le relève l’écrivain Arundhati Roy, cette déclaration a fait son chemin et se retrouve dans les manuels scolaires dans chacune des langues du pays. Les grands barrages sont devenus un article de foi inextricablement lié au nationalisme. Mettre en doute leur utilité est pratiquement considéré comme un appel à la sédition.

La centralisation contre l’autosuffisance

Le projet technologique du développement électrique pour la période d’après la IIe Guerre Mondiale reposait sur l’édification d’un nombre limité de centrales – des barrages géants, des centrales à charbon et au fuel, ou des réacteurs nucléaires – aux points stratégiques, qui produiraient du courant pour distribution jusqu’au derniers recoins du pays. Les sources traditionnelles ou locales de production d’énergie qui avaient permis un certain degré d’autosuffisance o­nt été considérées comme des marques d’arriération. Si vous n’étiez pas connecté à un réseau central, vous étiez attardé. L’électrification centralisée, avec ses grands barrages, ses grandes installations électriques et ses grandes centrales atomiques, a fait fureur. En effet, cette vision a suscité une ferveur quasi-religieuse parmi les technocrates dont le but dans la vie est devenu une électrification-missionnaire, visant la connexion du village le plus éloigné au réseau central.

Il faut souligner que ce grand effort messianique a été porté en Inde, en Thaïlande, au Sud Vietnam et aux Philippines, par des millions de dollars de subventions de l’Agence américaine pour le Développement International (USAID). o­n s’en doute, cette générosité n’était pas sans rapport à la mission «salvatrice» de pacification des secteurs ruraux perméables à l’agitation communiste.

Quoi qu’il en soit, Arundhati Roy, dans son brillant essai «Le coût de la vie»1 observe qu’au nom de l’électrification missionnaire, les technocrates indiens o­nt non seulement construit des nouveaux barrages et systèmes d’irrigation, mais o­nt pris le contrôle des petits systèmes traditionnels d’approvisionnement en eau, qui avaient été entretenus pendant des milliers d’années, et qu’ils les o­nt conduits à l’atrophie. Ici Roy exprime une vérité essentielle: cette électrification centralisée a barré la route au développement de systèmes alternatifs de production d’énergie, qui auraient pu être plus décentralisés, plus proche des gens, meilleurs du point de vue de l’environnement et ne nécessitant pas d’investissement aussi lourds.

Les gagnants

L’électrification centralisée, comme toute idéologie, a servi certains intérêts et en l’occurence certainement pas ceux des masses. Les groupes principalement interressés étaient:

  • · Les agences de développement clefs, bilatérales et multilatérales. En Asie, la Banque mondiale et l’ADB sont devenues les plus grands pourvoyeurs de fonds des technologies d’énergies centralisées pour exportation aux pays de Tiers Monde, tandis que l’USAID a soutenu l’électrification rurale. Ce développement centralisé a fourni une justification majeure à l’existence et l’expansion de ces établissements en bureaucraties gigantesques;

  • · De grandes entreprises multinationales comme Bechtel ou Enron, qui font d’énormes profits en construisant des barrages ou en jouant les consultants en matière d’énergie;

  • · Des exportateurs de centrales, y compris de réacteurs nucléaires, comme General Electric et Westinghouse, qui o­nt été subventionnés par des agences d’exportation gouvernementales comme l’Eximbank (USA) grâce aux impôts des citoyens des pays développés;

  • · De puissantes coalitions locales de technocrates de l’énergie, des élites urbaines liées aux grandes entreprises industrielles. Malgré la rhétorique de l’électrification rurale, l’électrification centralisée a été largement biaisée en faveur des villes et de l’industrie. Principalement, et particulièrement dans le cas des barrages, cela a impliqué la dépense d’un capital naturel de la campagne et des forêts pour subventionner la croissance d’une industrie basée dans les villes. L’industrie était l’avenir. L’industrie créait vraiment de la valeur ajoutée. L’industrie était synonyme de puissance nationale. L’agriculture c’était le passé !

…et les perdants

A part d’être un élément dans les programmes de contre-insurrection, l’électrification rurale était en fait simplement une petite concession aux campagnes, pour y pacifier l’opposition à l’électrification centralisée au profit des villes. Les grands barrages polyvalents prétendument destinés à offrir au pays à la fois énergie et irrigation des campagnes, étaient en fait, d’abord et avant tout, destinés à alimenter le secteur urbain.

Alors que ce secteur en profitait, c’est d’autres qui en supportaient les coûts. Ce furent précisément les secteurs ruraux et l’environnement qui o­nt payé pour l’électrification centralisée. Des crimes énormes o­nt été commis au nom de la production d’énergie et de l’irrigation, dit Arundhati Roy, mais ceux-ci o­nt été dissimulés parce que les gouvernements n’ont jamais pris en compte de ces coûts là.

En Thaïlande par exemple, le gouvernement n’a produit aucun rapport sur le nombre de communautés et de peuplades rurales qui o­nt été déplacées du fait des multiples barrages hydroélectriques et d’irrigation construits depuis les années 1950. Très peu d’entre elles o­nt reçu une compensation quelconque. Ces communautés o­nt été déportées, o­nt disparu, ou o­nt été simplement absorbées dans les taudis urbains. En Inde, Roy calcule que de grands barrages o­nt déplacé environ trente-trois millions de personnes durant les cinquante dernières années, environ 60% d’entre elles étant soit des intouchables soit venant minorités nationales. Comme en Thaïlan-de, l’Inde, n’a en fait pas de politique nationale de réinstallation pour les gens déplacés par des barrages. comme aux Philippines.

Un désastre écologique

Les coûts environnementaux o­nt été énormes: en Thaïlande, des centaines de milliers d’hectares de forêt vierge o­nt été submergés, le cours de rivières o­nt été détournés; la pêche – gagne-pain de communautés riveraines – a dépéri et nombre d’espèce de poissons o­nt disparu. Roy indique qu’en Inde les dégâts à charge des grands barrages sont de plus en plus alarmants: désastres en matière d’irrigation, inondations. Il y a aujourd’hui plus de régions sujettes à la sécheresse et aux inondations qu’en 1947. Pas une seule rivière dans les plaines n’a de l’eau potable…

Mais, quels avantages o­nt vraiment apporté environ cinquante ans d’électrification centralisée? Après l’imposition d’un coût humain et écologique si élevé, la quantité d’énergie produite par le barrage contesté de Pak Mun, dans le nord-est de la Thaïlande, peut à peine fournir les besoins quotidiens en électricité d’une poignée de centres commerciaux de Bangkok. En Inde, 22% de l’énergie produite est gaspillées en pertes de transmission dans le réseau. La proportion pour les Philippines est d’au moins 25%, ce qui est sans doute la norme pour des pays en voie de développement.

Du courant pour une minorité

Aux Philippines, après 50 ans d’électrification intense, plus de 30% des ménages ruraux n’ont pas accès à l’électricité. En Inde, ils sont environ 70%. Mais ceci n’est pas surprenant, puisque l’électrification centralisée n’a jamais réellement visé à fournir de manière efficace de l’énergie accessible à la population. Ses buts réels étaient autres:

  • · Tout d’abord, l’électrification centralisée a été conçue pour donner une image moderne, satisfaisant les ambitions des leaders technocratiques et autoritaires, comme Ferdinand Marcos des Philippines, qui identifiait sa puissance avec celle de l’électricité qui devait être fournie par la centrale atomique de Bataan.

  • · C’était un moyen pour soutirer des profits, financés grâce aux subventions publiques, pour les multinationales et les entrepreneurs de travaux de barrages ou constructeurs de centrales comme l’omniprésent Bechtel.

  • · L’électrification centralisée visait à fournir une logique justifiant l’existence et l’expansion de bureaucraties multilatérales géantes comme l’ADB et la Banque mondiale.

  • · L’électrification centralisée ne s’est pas inscrite dans un programme de développement cohérent et équilibré, mais a déclenché un processus d’hyperdéveloppement instable et déséquilibré, orienté vers les villes, qui laissait en arrière la plus grande partie de ces pays, du fait que les ressources nationales étaient concentrées au profit l’édification d’un secteur industriel à la manière occidentale.

Aujourd’hui, ces systèmes d’électrification centralisés dirigés par les gouvernements, sont devenus terriblement chers à entretenir. Le FMI, la Bm et l’ADB veulent maintenant que les gouvernements privatisent et dérégulent ces systèmes. Tandis que les gouvernements o­nt dû maintenir sous contrôle les prix de l’électricité pour justifier l’existence d’équipements de production et de distribution coûteux, o­n s’attend à ce que le secteur privé relève les prix et «dégraisse» ces services – cela signifie en clair qu’il éliminera simplement des listes des consommateurs ceux qui ne peuvent pas payer. Après avoir été menés en bateau par l’idéologie de l’électrification centralisée, les gens seront maintenant embarqués sur un autre bateau dangereux, celui de l’idéologie de la privatisation – par la propagande vantant une plus grande efficacité du privé dans la fourniture des services essentiels.

Ce qui n’est pas surprenant, c’est que ce soit le consommateur qui fera les frais de la transition vers les sociétés du secteur privé – nombreuses d’entre elles étant des transnationales comme Enron et KEPCO – qui ne seront pas obligées prendre en charge entièrement les coûts des investissements lourds dans ces systèmes, financés par des prêts massifs des gouvernements. Aux Philippines, les consommateurs subventionneront la vente de la National Power Corporation au secteur privé en payant une taxe, conçue pour rapporter 10 milliards de dollars, pour éponger des investissements «échoués et non amortissables».

Le «modèle» californien

Aujourd’hui, pays après pays, les actifs physiques de systèmes centralisés sont partagés entre sociétés privées. Non pas entre de nombreuses petites et moyennes entreprises, ce qui serait au moins compatible avec la philosophie de libre entreprise soutenue par les partisans de la déréglementation. Non, le modèle pour le Tiers Monde est le système de déréglementation de l’électricité que la Californie a introduit au début des années 1990. Car les technocrates et les grandes entreprises affirment maintenant que les économies d’échelle imposent que ces équipements électriques passent entre les mains d’un très petit nombre de grandes compagnies soi-disant efficientes. Ainsi, le rêve technocratique de grands systèmes énergétiques centralisés associés à la puissance nationale s’est révélé un cauchemar. Il s’est avéré être simplement une phase dans la livraison clés en main du marché de l’électricité aux monopoles privés, principalement des transnationales étrangères. Et, avec comme un modèle la déréglementation californienne désastreuse, il coule de source que nous allons sans doute vers un désastre économique bien pire que la crise actuelle des systèmes centralisés et étatiques dans ce domaine.

La résistance se développe

Mais o­n sous-estime les résistances populaires. Car en ce moment même, partout dans le Tiers Monde, dans des endroits comme la vallée de la Narmada en Inde, à Pak Mun en Thaïlande, des gens sont activement engagés dans des luttes contre la mise en œuvre de technologies centralisées tendant à fournir l’illusion et non pas la réalité du progrès national. Depuis de lointaines campagnes, ces luttes commencent à faire prendre conscience dans les villes, aux bénéficiaires supposés de l’électrification centralisée, du fait que ce paradigme désuet et défectueux du progrès national correspond à une phase dans le bradage d’actifs nationaux terriblement coûteux, au bénéfice de monopoles privés, comme le distributeur géant d’électricité Meralco aux Philippines, une société qui représente la quintessence de l’union incestueuse entre électricité, monopole et superprofits.

En résumé, les gens sont de plus en plus conscients que la lutte pour la communauté, pour l’indépendance, pour l’avenir, est maintenant inextricablement liée à la lutte contre les mauvaises technologies centralisées qui servent simplement à promouvoir la domination, la dépendance et la dissolution.