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Par Nicola Bullard

“Ne demandez pas ce que vous pouvez apporter à l’ONU mais ce que l’ONU peut vous apporter” (avec toutes nos excuses à John Kennedy).

Lorsque le Président des Etats Unis, Georges Bush annonça son intention d’envahir l’Irak avec ou sans le soutien du Conseil de Sécurité des Nations Unies, il attira plusieurs fois l’attention sur les faiblesses et les échecs des Nations Unies. Dans la réalité, il provoqua les Nations Unies. En agissant ainsi, par mégarde, il raviva le débat sur le rôle des Nations Unies et surtout sur la nécessité de réformer et de renforcer son rôle de contrepoids face au multilatéralisme des Etats Unis.

 

Cette année, en septembre, le débat s’est amplifié lors du 60ème anniversaire des Nations Unies. Nourri par des scandales liés au programme “pétrole contre nourriture”, le débat a été également envenimé par des allégations de népotisme et de corruption, et entaché par la publication du rapport officiel sur la sécurité mondiale et la course aux sièges dans le cadre de l’élargissement du Conseil de Sécurité. Un rapport récent intitulé “Les intérêts américains et la réforme de l’ONU” dénonce l’attitude des Etat Unis qui, d’un bout à l’autre, ont conservé une position belligérante et ont défendu leurs intérêts, un rapport qui confirme le manque de vision des Etats Unis quand il s’agit de l’ONU. En nommant John Bolton au poste d’ambassadeur à l’ONU, la décision prise par le président Bush, indique une continuité avec cette position, alors qu’il n’a pas réussi à obtenir l’approbation du Sénat,

Le besoin de réformer les Nations Unies a toujours existé depuis sa fondation, à cause de son “défaut mortelle d’origine” : l’institutionnalisation au Conseil de Sécurité des rapports de force après la seconde guerre mondiale. Tout au long de la période de la guerre froide, la politique Est-Ouest s’est jouée à l’ONU. On le voyait particulièrement dans le fonctionnement du Conseil de Sécurité. Avec leur pouvoir de veto, les Etats Unis ont toujours utilisé le levier financier pour servir leurs intérêts au sein du Conseil de Sécurité. Toutefois, malgré les jeux de pouvoir, les attentes, et la sclérose bureaucratique, les Etats-Unis ont été largement soutenus par certains gouvernements, surtout ceux pour qui “un pays, un vote” est une opportunité rare de se faire entendre sur la scène internationale à l’assemblée générale.

De nombreuses ONG et certains secteurs de la société civile soutiennent l’ONU. Ils croient en sa capacité de réduction des excès du pouvoir, de réparation des injustices, et de formation de la base d’une gouvernance démocratique et mondiale. Certains la soutiennent simplement car leur propre existence dépend du destin de l’ONU.

La perspective d’une ONU réformée, démocratique, et puissante est bien entendu très séduisante : non seulement comme un moyen de brider les Etats Unis, mais parceque les problèmes de violence, de guerre, d’inégalités, de dégradation écologique, d’exploitation et d’insécurité ont désespérément besoin d’actions internationales et concertées.

Quatre raisons pour ne pas réformer l’ONU.

Avant d’embrasser le slogan “sauver l’ONU”, il faut se poser une question simple. Est ce que l’ONU mérite d’être sauvée ? Quels intérêts sert-elle ? Est ce qu’une ONU réformée aurait la capacité de gérer des besoins pressants au niveau mondial ?

Où se situe sa capacité à démocratiser le système mondial quand la source principale du déficit démocratique “, c’est à dire le capitalisme global, mercantile et militarisé se situe en dehors de l’ONU ? Peut-on imaginer un instant que l’ONU pourrait contrôler le marché et réduire la superpuissance mondiale ? Et, si réformes il y a, quel type de réformes pourraient répondre aux besoins des organisations des peuples et des mouvements sociaux, et surtout ceux qui luttent pour des droits fondamentaux, tels que la terre, l’eau , le travail, le logement, la santé, et l’éducation ?

Devant l’énormité du déséquilibre des pouvoirs dans le système mondial, je ne pense pas qu’il faille concentrer nos efforts sur la réforme les Nations Unies. Cette conclusion est justifiée par une évaluation de la situation actuelle, de laquelle découlent quatre facteurs importants :

  • Premièrement, le système interétatique sur lequel ont été fondés les Nations Unies s’est modifié radicalement dans les quinze dernières années. Le changement résulte, d’une part, des processus d’intégration économique et de globalisation dans la période post-guerre froide, et d’autre part, de secteurs où les Etats Unis ne rencontrent pas d’adversaire. En ce qui concerne une réforme de l’ONU les conséquences sont importantes étant donné que les Etats sont inégaux au plan économique et politique. et que, l’intégration économique s’intensifiant, il  y a de moins en moins de possibilités pour façonner sa propre destinée économique et politique.
  •  Deuxièmement, Les états ne sont plus les seusls intermédiaires entre les citoyens et le monde au delà de leurs frontières. Cette fonction est partagée par les corporations transnationales, les marchés financiers, le réseau Internet et les médias. Tous contribuent à modifier les repères du citoyen dans un système global. Les frontières d’un état-nation ne définissent plus uniquement les horizons physique, politique, économique, et psychologique. 
  •  Troisièmement, de nombreuses réformes proposées pour le système onusien, tel qu’un élargissement du conseil de sécurité ou l’établissement d’un conseil de sécurité économique, n’interpellent pas la dynamique sous jacente des équilibres de pouvoir, qui façonnent les décisions de l’ONU, c’est-à-dire l’équilibre des pouvoirs entre les Etats Unis et le reste du monde, et entre le capitalisme mondialisé et les citoyens. Tant que ces déséquilibres fondamentaux ne sont pas résolus, les Nations Unies ne seront rien d’autre que la “conscience” inefficace du monde. 
  • Quatrièmement, les fondations des Nations Unies, c’est à dire la Charte, la Déclaration universelle des droits de l’homme, et toutes les conventions dérivées des droits de l’homme sont des outils potentiellement puissants pour l’émancipation. Toutefois, même si l’ONU a été exemplaire pour l’établissement de règles, elle a échoué, presque sans exception, dans le développement d’instruments efficaces pour surveiller et poursuivre les états, les institutions, les individus, les industries, qui méconnaissent leurs obligations pour préserver les droits individuels et collectifs  .

En conclusion, il est impossible de construire une superstructure de gouvernance internationale et démocratique, si les conditions minimales pour une démocratie populaire n’existent pas. La création pour les mouvements sociaux   de nouveaux moyens pour défendre leurs droits dans un cadre international et universel, fournirait une fondation plus solide pour le projet à long terme d’une démocratie globale.

Ainsi, je propose que le point de départ pour la démocratisation du système international ne soit pas la réforme de l’ONU mais la recherche de moyens innovants et efficaces pour garantir aux mouvements sociaux l’obtention de moyens disponibles au niveau local, national et international pour défendre et protéger leurs droits. C’est à dire, au lieu d’employer notre temps et notre énergie créative à des réformes cosmétiques, nous devons trouver des moyens par lesquels les mouvements sociaux peuvent utiliser les Droits de l’homme comme une arme dans leurs luttes quotidiennes et par conséquent, construire une démocratie du bas vers le haut.

Qu’est ce qui ne va pas avec l’ONU ?

Le degré de convergence entre l’ONU, la Banque mondiale et le FMI comme apologistes de la mondialisation néo-libérale et l’impérialisme américain ne doit pas être sous-estimé. De même, la validité de l’expérience qui mène de nombreux mouvements sociaux à cette conclusion ne doit pas l’être non plus..

Depuis la proclamation de la Déclaration universelle des droits de l’homme et la fondation de l’ONU, les rivalités de la guerre froide orchestrées dans l’espace géopolitique du conseil de sécurité et des Nations Unies ont étouffé la souveraineté de nombreux de pays du Tiers monde, dont les économies furent pillées par les programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque Mondiale,

Au début des années 90, les Nations Unies ont tenté de rassembler les bonnes volontés libérées par la fin de la guerre froide afin de construire un nouvel ordre international de coopération et de valeurs communes. Au cours de la décennie, l ‘ONU a chapeauté une série de sommets qui touchaient à tout type de sujet, de l’environnement au racisme  .
Les accords signés lors de conférences non maîtrisées et fréquemment insatisfaisantes ont établi une nouvelle série de règles internationales, fondées sur les déclarations des droits de l’homme, mais élaborées et élargies pour inclure des besoins clés, tels que le genre masculin ou féminin,, l’environnement, le développement et les droits indigènes. Les cinq révisions annuelles qui ont suivi chaque sommet, ont souvent signalé la faiblesse de la mise en œuvre gouvernementale et ont engendré une dilution des précédents engagements signés .

Lors du passage des années 90 au 21ème siècle, un grand nombre de valeurs précédemment reconnues (tels que le multilatéralisme, l’universalité et l’indivisibilité des droits) ont systématiquement été attaquées et sabordés non seulement par des gouvernements et des penseurs d’extrême droite mais aussi par des groupes industriels et par les marchés financiers. En effet alors que l’intégration économique mondiale accélérait et que les groupes industriels internationaux et les capitaux financiers cherchaient à conquérir tous les aspects de l’activité humaine, la possibilité d’atteindre les droits humains, sans parler du droit au développement ou de la démocratie participative, est devenue un espoir encore plus lointain.

Pour aggraver les problèmes, les Nations Unies ont propagé l’idée que l’on pouvait donner un visage humain à la mondialisation en nuançant les pires excès des échecs du marché sans s’attaquer aux causes de ces excès.

Le scepticisme qui plane sur l’ONU est profond et justifié. Tant que la FAO (Organisation de l’Agriculture et de la Nourriture des Nations Unies) prend fait et cause pour les organismes génétiquement modifiés sous la pression de l’industrie agroalimentaire, tant que le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), soumis à la pression des industries de services, promeut des partenariats entre le public et le privé dans les services de base tels que la santé et l’eau, tant que l’ONU échoue à sanctionner Israël qui viole constamment les résolutions de l’Assemblée générale, tant que les Etats Unis sont en mesure d’agir en dehors de la juridiction de la Cour Pénale Internationale, l’ONU (et en fait toutes les institutions internationales) sera perçu comme simplement un autre bras armé des Etats Unis et de la domination des entreprises.

Doit-on « réparer » l’ONU ?

Les efforts déployés par l’ONU pour se présenter comme le seul rempart qui existe entre l’unilatéralisme américain et le chaos sont partiellement motivés par des intérêts propres à l’organisation. Dans la réalité, le chaos existe déjà (si on parle de guerre, de pauvreté, et de systèmes économiques et politiques totalement amoraux), ainsi que l’unilatéralisme américain (l’emploi opportuniste de l’unilatéralisme et du multilatéralisme est une ancienne tradition utilisée par la politique étrangère américaine).
Rien ne prouve qu’un renforcement ou une réforme des Nation Unies changerait quoique ce soit sachant que toute réforme ou accroissement des pouvoirs seraient soumis en principe au veto américain (par un moyen ou par un autre). Toutefois, du point de vue de l’ONU, les réformes sont nécessaires pour préserver ce qu’il lui reste. Comme l’exprime le prince, dans le Guépard de Giuseppe di Lampedusa “: « Il faut tout changer pour que rien ne change. »  .”

Avec un tel bilan d’échecs, pourquoi les mouvements sociaux devraient-ils passer leur temps à sauver l’ONU alors qu’eux-mêmes sont écartelés par leurs propres luttes pour la terre, l’eau, l’alimentation, le logement, le travail, la sécurité sociale, la liberté face à l’oppression, et l’autodétermination ?

Une réforme pour en faire quoi ?

Néanmoins, plutôt que de jeter le bébé de l’émancipation avec l’eau du bain réformiste, il serait peut être utile de se demander pourquoi les Nations Unies « réformées » seraient utiles pour les mouvements sociaux.
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Ceci soulève deux questions :

  • quel est le fondement et le caractère de la relation entre les mouvements sociaux et les Nations Unies et
  • comment pourrait-on utiliser les Nations Unies pour faire avancer les intérêts et les demandes des pauvres et des marginalisés qui constituent la vaste majorité de “nous, les peuples”

Pour tenter de donner un élément de réponse à ces questions, prenons en compte ce que le « Nous, les peuples » signifie 60 ans après que ces mots aient été écrits pour la première fois .

En 1945, “les peuples” étaient exclusivement les sujets de l’Etat et tous les édifices  institutionnels et légaux étaient fondés sur la relation monogame entre l’Etat et ses citoyens. Aujourd’hui, nous sommes les citoyens « mondiaux » dans la mesure où, dans un tel marché qui englobe tout, les processus mondiaux nous affectent tous. Néanmoins, nous sommes loin d’être des citoyens mondiaux en termes de droits, tant au niveau national qu’au niveau international, en particulier parce que le marché efface ou subordonne toute notion de droits universels en plaçant tout dans le domaine économique, qu’il s’agisse d’eau ou de savoir,.

Néanmoins, comme il a été mentionné plus haut, nous vivons une époque où la conscience collective d’être des citoyens mondiaux n’a jamais été aussi grande. La justice sociale mondiale, les mouvements pacifistes et alter mondialistes accèdent et renforcent cette prise de conscience et c’est là que nous devons regarder pour bâtir les fondations d’une gouvernance démocratique mondiale.

« Nous les peuples » au 21ème siècle est une idée puissante car c’est une auto-définition qui jaillit de cette prise de conscience et qui est générée et renforcée par l’action collective et la solidarité. Les mots élégants de l’ouverture de la Charte des nations Unies sont devenus vivants et manifestes dans la diversité des mouvements sociaux et des ONG qui constituent « le mouvement des mouvements » 

« Le mouvement des mouvements » comprend les mouvements pour la justice mondiale, pour le pacifisme, pour l’antimondialisation, pour l’anti-impérialisme et pour l’anticapitalisme. Il comprend les travailleurs, les femmes, les migrants, les paysans, les jeunes et les peuples indigènes et ceux qui se battent pour la paix et la justice. Il dépasse une simple catégorie ou morphologie et englobe le local et le mondial, le vertical et l’horizontal. Il montre une immense capacité à créer ses propres formes d’organisation et ses processus fondés sur un engagement toujours croissant pour le pluralisme et la démocratie.

Et donc, quelle est la relation de tout ceci avec les Nation Unies ? :

  • Ou bien, pour poser la question d’une autre façon, qu’elle est la relation entre la « culture » sociale et politique émergente (potentiellement démocratique), par exemple, celle du Forum Social Mondial (en tant que représentation la plus visible du « mouvement des mouvements ») et la culture de la diplomatie en déclin (et toujours plus antidémocratique) des élites entre états représentée par les Nations Unies ?
  • Ou bien encore d’une autre manière, est-ce que le modèle de relation entre les états de l’Assemblée générale  où chacun porte un costume et où les diplomates règnent, correspond aux « assemblées »  multicolores de la multitude ?
  • Ou bien, de manière plus concrète et positive : est-ce que l’essence des Nations Unies et de l’universalisme de la Déclaration des Droits de l’Homme nous parle en matière de nouvelles idées ?

La question est d’importance pour les mouvements sociaux qui sont, par définition, engagés dans la lutte pour les droits. Que ce soit les paysans qui défendent leurs droits aux semences, les femmes qui demandent le contrôle de leur propres corps, les sans-terre qui réclament des terres ou les chômeurs qui manifestent pour du travail et un salaire afin de vivre, les mouvements sociaux existent parce que des gens s’organisent et se mobilisent pour défendre ou réclamer leurs droits.

Dans la plupart des cas, satisfaire leurs demandes n’est seulement qu’un aspect de l’effort d’organisation et de mobilisation. Les mouvements  sociaux donnent également une identité et une voix aux secteurs de la société qui sont marginalisés, que l’on soumet au silence et que l’on  oublie. Ceci est vrai pour les dalits en Inde et les sans abri en Europe. La transformation des relations sociales, et par conséquent de pouvoir, est inhérente à la simple action d’organiser ces parties de la société que la société « policée » (par définition, la partie de la société qui gouverne les Nations Unies) oublierait aussitôt..

Dans leur combat quotidien, pour mener à bien leurs exigences, les mouvements sociaux utilisent le langage des droits et responsabilités souvent emprunté aux déclarations des Nations Unies afin de donner une base légale (aussi bien que morale) à leurs demandes. Le langage commun des droits touche et (potentiellement) unit également les masses ou la multitude. Néanmoins, en termes de traduction du langage des droits en actions et en résultats, il y a de profondes faiblesses. Alors que les Nations Unies sont irremplaçables en ce qui concerne l’établissement de normes dans tous les domaines, depuis le droit au développement jusqu’à l’égalité des sexes, elles sont particulièrement faibles quand il s’agit d’établir les moyens de leur mise en place.

Le pouvoir pour cela réside exclusivement dans l’Etat, cependant l’Etat lui-même est subordonné au marché. La volonté politique et les moyens économiques de réaliser progressivement les droits de l’homme ont été anéantis par le marché, par “l’économisation ” de la politique sociale et par la marchandisation (transformation des relations, primitivement non affectées par le commerce, en relations commerciales) des biens et des services publics. Dans une économie de marché, les droits existent seulement pour ceux qui ont les moyens. Par conséquent, les mouvements sociaux luttant pour leurs droits se trouvent eux-mêmes confrontés non seulement à la faillite des états, mais également à la formidable tâche de devoir triompher du pouvoir du marché et du capital mondial.

Clairement, à la fois l’Etat et les Nations Unies sont détraqués par les réalités d’un univers mondialisé où le pouvoir œuvre au travers de processus diffus et irresponsables tels que les marchés financiers, les entreprises multinationales et le pouvoir des média. Au sens de Hobbs  la puissance de l’Etat existe toujours, mais à l’âge du capitalisme mondialisé, l’hégémonie peut être exercée à travers de nombreux canaux et avec souvent des effets profondément anti-démocratiques .

Hardt et Negri prétendent que nous devrions apprendre du passé. « Tout autant qu’il était illusoire au 18ème siècle de re-proposer le modèle athénien à une échelle nationale, tout autant est-il illusoire aujourd’hui de re-proposer à une échelle internationale des modèles nationaux de démocratie et d’institutions représentatives » . Ils suggèrent que plutôt que générer des propositions de réforme, nous devrions développer des « expériences pour aborder notre situation mondiale » .

Une bonne part de la discussion sur la réforme des Nations Unies ignore ce qui concerne la construction actuelle du pouvoir et, plus important, ignore comment les mouvements sociaux eux-mêmes essaient de restructurer et de redéfinir le pouvoir. Ce n’est pas la tâche des mouvements sociaux de construire des institutions internationales, aussi « démocratiques » soient-elles. La tâche des mouvements sociaux est de déplacer le pouvoir ou, comme les zapatistes le diraient, de redéfinir le pouvoir.

Les droits universels inscrits à l’intérieur du système des Nations Unies fournissent un outil inestimable aux mouvements sociaux car ils se confrontent au marché, à l’Etat, aux propriétaires terriens, aux milices, aux institutions financières internationales et aux sociétés commerciales. En Bolivie, par exemple, le langage des « droits » tels que le droit à l’eau, le droit à l’autodétermination et à la souveraineté sur les ressources, sont des outils de mobilisation puissants qui ont été utilisés avec de grands résultats par les paysans, les indigènes, les travailleurs et les pauvres urbanisés pour redresser les erreurs et réclamer leurs droits. Et c’est puissant car cela exploite des croyances et des émotions profondément ancrées.

Il est difficile d’imaginer quelles sortes de réformes institutionnelles seraient utiles dans ces luttes. Quelle serait l’utilité pour les cultivateurs de coca en Bolivie  d’un Conseil de sécurité élargi? Est-ce qu’un Conseil de sécurité économique défendrait les ressources des peuples contre les multinationales ? Cela semble peu probable. Néanmoins, la moralité toujours puissante et universaliste du discours des droits de l’Homme est un aspect des Nations Unies qui doit être défendu car cela peut être un outil véritablement puissant (bien que largement théorique) pour les mouvements sociaux dans leurs luttes.

EXPERIENCES POUR ABORDER LA SITUATION MONDIALE :
QUELQUES SUGGESTIONS.

Nous avons les éléments d’un ordre du jour commun mondial pour les mouvements sociaux, indépendamment de leurs considérations sectorielles ou géographiques. Cet ordre du jour comprend la réduction de la puissance des sociétés et des marchés financiers, la réaffirmation des services publics et du contrôle communautaire de l’eau, des forêts, de la terre et des ressources naturelles, l’élimination de la dette et l’extension de l’espace politique, économique et social au niveau national et local. Dans le cadre de la « démondialisation », ceci est vu comme la « déconstruction » de la puissance des marchés et des institutions du néo-libéralisme et la « reconstruction » des communautés et des moyens d’existence, des économies locales, de la nature et de la culture. Dans une tentative de gérer cet important ordre du jour, les droits de l’Homme pourrait être un point d’entrée.

Mais tout d’abord, la responsabilisation de la protection et de la défense des droits de l’Homme doit être étendue au-delà des Etats pour y inclure les sociétés, les entreprises commerciales, les marchés financiers, les milices et les institutions financières internationales. Ceci n’est pas fondé sur la croyance que ces entités sont « réformables » ou bien qu’elles doivent être « socialement »responsables mais simplement parce que nous avons besoin de mécanismes légaux avec des règles contraignantes et des pénalités exécutoires pour réfréner la puissance de ceux qui, aujourd’hui, ne rendent aucun compte.

Comme point de départ, l’initiative pour créer les « Normes de responsabilités des sociétés transnationales et autres entreprises commerciales vis-à-vis des droits de l’Homme » au travers de la Commission des droits de l’Homme mérite notre soutien. Mais la campagne a également besoin d’être grandement renforcée pour contrer les tentatives actuelles d’affaiblissement ou de destruction. La nomination de John Ruggie par Kofi Anan comme Représentant spécial sur le sujet des « Droits de l’Homme, entreprises transnationales et autres entreprises commerciales » est un signe inquiétant : en effet, la principale compétence de John Ruggie pour ce travail est son expérience d’architecte du Contrat mondial, c’est-à-dire du « Code de conduite » non contraignant et non exécutoire des Nations-Unies qui est largement considéré comme un «coup d’éponge » donné aux entreprises.

Bien qu’il puisse être politiquement et, on ose l’espérer, légalement utile d’étendre la compétence des Droits de l’Homme pour y inclure les entreprises, les approches fondées sur le droit international ne sont qu’un élément d’une stratégie plus large qui doit être fondée sur la construction de mouvements et de campagnes à tout niveau pour résister à la puissance aveugle et pour réfréner et réguler les marchés financiers et les entreprises. Néanmoins, faire ceci dans le cadre des droits de l’homme peut potentiellement construire une unité qu’il n’est pas possible de construire au cours de campagnes fondées sur la défense d’intérêts sectoriels (par exemple, travailleurs et paysans) ou des positions idéologiques.

De même, des éléments de la Déclaration universelle fournissent le « langage » pour « défendre » et pour « faire sortir du domaine marchand » les droits de l’homme tels que la nourriture, l’eau, la santé et l’éducation. En fait, le travail effectué par le rapporteur spécial sur le droit à la nourriture dans le cadre de la Commission des Droits de l’Homme (si elle survit aux réformes violentes proposée par l’administration Bush) fournit un exemple puissant pour une complète transformation et une sortie du système marchand de l’agriculture et de la production de la nourriture.

Le travail de la Commission des Droits de l’Homme sur le travail, la dette, la propriété intellectuelle, la santé et le logement, entre autres, est également utile.

Néanmoins, le défi de vouloir rapprocher les mouvements sociaux de ceux qui opèrent confortablement dans le monde quasi-légal des droits de l’Homme internationaux reste entier. En fait, comme le professeur de droit international Yash Ghai l’a observé, « une des principales faiblesses du mouvement des droits de l’Homme a été son incapacité à faire participer les masses comme sujets plutôt que comme objets des droits »6. Par conséquent, la tâche n’est pas de « réformer » les Nations Unies mais d’être main dans la main avec les mouvements sociaux et les communautés pour construire les outils politiques et institutionnels de façon à ce que « nous les peuples » puissions nous-mêmes remplir les promesses faites par les Nations Unies il y a 60 ans. Notre travail est de transformer le « nous les peuples » qui sommes les objets d’un état de bienfaisance imaginaire en un « nous les peuples » qui devenons les sujets actifs dans la construction de la démocratie mondiale.

Comment le faire pourrait être un des ordres du jour commun de discussion au Forum Social Mondial et dans les nombreux forums locaux et nationaux qui s’épanouissent à travers le monde. Ce n’est pas une proposition abstraite mais une de celles qui peut et qui doit être fondée sur des campagnes concrètes et des luttes. Ce serait beaucoup plus intéressant et utile qu’une autre session des Objectifs du Millénaire pour le Développement et certainement un moyen plus efficace pour les atteindre.

Nicola Bullard est membre senior de Focus on the Global South.

Traduction : Laltih Castelino  Jean-Pierre Schermann et JFDC, traducteurs bénévoles de Coorditrad .